À quel moment ça devient gênant?

Mon roman, Un jour, ils entendront mes silences, a été couronné de deux autres prix la semaine dernière : le Prix Le Droit et le Prix Émergence AAOF, remis au Salon du livre de l’Outaouais.

Mais pourquoi est-ce que ça devrait être gênant?

J’avais les joues en feu et la voix tremblante quand je me suis avancée pour recevoir mon quatrième prix. Toute cette attention a fini par faire remonter en moi le souvenir des fréquentes admonestations qu’on m’a servies quand j’étais enfant, parce que j’affichais un peu trop de fierté. On me disait orgueilleuse — grand péché pour une petite catholique. On voulait me remettre à ma place, et la place de mon sexe n’était pas au premier rang (à plus forte raison considérant mes défectuosités). Les choses ont changé quelque peu, heureusement (on compte même plusieurs premières ministres dans ce beau pays); mais, il y a des moments où je dois encore lutter contre les voix du passé.

Je suis fière du chemin que j’ai parcouru et remplie de gratitude pour toutes les marques de reconnaissance qui m’ont été offertes au cours des derniers mois. Je reproduis ici les notes de l’allocution que j’ai prononcée dimanche et j’en profite pour y ajouter un merci tout spécial à mes lectrices et lecteurs.

Mon quatrième prix depuis l’automne… Si vous le permettez, cette fois je vais prendre le temps de vous parler un peu plus longuement.

Il y a tellement de gens que je tiens pressés ici [contre mon cœur], tellement de gens à remercier pour le rôle qu’ils et elles ont — volontairement ou non — joué dans mon cheminement.

On m’a demandé à quelques reprises quand était née ma vocation, à quel moment je suis devenue une écrivaine. Je n’ai jamais su très bien répondre. J’ai commencé très jeune à tenir un journal. Il y a eu une certaine amie de la famille qui m’a déclaré un soir « tu devrais écrire ton histoire » — je n’avais pas vingt ans, alors je me suis dit que ça ferait une histoire bien courte. Mais à bien y penser, j’étais déjà une écrivaine, quoique je n’en avais pas conscience. 

Écrire c’est bien plus qu’aligner des mots sur le papier ou sur l’écran; écrire c’est une façon d’être dans le monde, de le regarder.

Une de mes premières et plus marquantes leçons dans cet art d’être et regarder, je l’ai reçu d’une petite fille qui, comme mon personnage Corinne, n’avait pas la capacité d’articuler des phrases. Et comme Corinne, elle utilisait un tableau de communication et les mouvements de son corps pour s’exprimer. Nous passions une partie de l’été au même camp de vacances. J’ai oublié son nom, mais appelons-la Élise si vous voulez. Mes amies et moi, nous ne prenions jamais le temps d’inclure Élise dans nos conversations ou nos jeux. Un jour, Élise a réussi à me dire que cela lui faisait mal d’être constamment exclue. Elle m’a appris à regarder, c’est-à-dire qu’elle m’a forcée à voir pendant quelques secondes le monde à travers ses yeux; et dans son monde, moi, Marie-Josée, je faisais exactement ce que je reprochais sans cesse aux « bipèdes » : je la tenais à l’écart parce que sa différence me dérangeait un peu trop.

Hier soir, en réfléchissant à ce prix, au chemin parcouru depuis que j’ai commencé à écrire, je me suis dit que c’était peut-être dans cet instant-là que, sans que je m’en rende compte, a été plantée la petite semence qui, au fil des ans, s’est transformée en un livre et a fait éclore ma carrière littéraire.

Un jour, ils entendront mes silences est le deuxième roman que je publie, et c’est par lui que je suis pleinement entrée dans la communauté littéraire franco-ontarienne.

Dans une société de plus en plus obsédée par l’écran, pourquoi se soucier de la relève littéraire? Andrée Poulin parlait jeudi soir du lien entre l’apprentissage de la lecture et l’exercice de la citoyenneté. Beaucoup d’études récentes démontrent aussi l’influence de la lecture sur la capacité d’empathie et même la résolution de problèmes.  Il faut se rêver avant de pouvoir se construire — et pour nous, qui appartenons à une communauté linguistique minoritaire, il est important de pouvoir nous rêver dans notre langue. Parce que le français ne pose pas sur le monde le même regard que l’anglais; chaque langue aborde le monde sous un angle différent et nous permet donc d’en saisir quelque chose de différent.

Il faut se rêver, donc, se rêver dans notre langue avant de pouvoir nous construire individuellement et collectivement. La réalité commence dans le rêve et l’imagination — et les livres nous aident à nourrir notre imagination.

L’Ontario français a des voix fortes. Françoise Lepage était une de celles-là. On pourrait en nommer beaucoup d’autres. Pour remplacer les voix qui s’éteignent et s’assurer de continuer à bien nourrir notre imagination, notre culture, il est important d’encourager et soutenir la relève. L’AAOF l’a bien compris.

Alors, merci l’AAOF. Merci la Fondation franco-ontarienne et le Fonds Françoise-et-Yvan-Lepage.

S’il y en parmi vous qui caressent le rêve d’écrire, je vous encourage à vous lancer. L’écriture est exigeante, certes, elle demande du temps, de l’entêtement même, mais elle est aussi une source de bonheur.

Comme l’a dit Érik Orsenna : « Le bonheur de l’écrivain, c’est le mot juste, l’adéquation miraculeuse entre la pensée encore vague et l’expression qui la fait venir au jour. Il s’agit d’une vraie naissance, avec la part de surprise, d’émerveillement et de découverte qu’implique toute naissance. Ce bonheur-là est intime et fort […] »

Catégorie:
La voie de l'écriture
Étiquettes :
, , , , , ,

Joindre la conversation 3 commentaires

  1. Bravo! J’ai vraiment adoré votre livre. Ce quatrième prix est mérité! Continuez votre super travail!!!!

  2. Félicitations et bonne continuation
    cordialement Camille

  3. Merci à vous deux, Marie-Josée et Camille!

Les commentaires sont fermés.