Quand ai-je entendu la première fois mon père prononcer les mots? Je ne sais plus. C’était peut-être dans un bout de conversation entre adultes, entendus à la dérobée. J’épiais souvent les adultes quand j’étais petite (maintenant, j’épie avec la même curiosité les inconnus dans l’autobus). Ou c’était peut-être un de ces soirs où, sirotant un verre au salon avec une vieille amie de la famille, mon père se laissait aller aux confidences. Enfin, ces mots, mon père les avait prononcés avec un tel détachement, sur le même ton qu’il aurait annoncé : « il pleut dehors ».
— Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi on ne l’avait pas institutionnalisée.
C’est le genre de chose qu’on disait à l’époque. Vous aviez une enfant handicapée : vous la jetiez dans une institution à l’abri des regards.
Dans quelques années, si Steven Fletcher a raison et que, de fait, l’obsession des bébés-boumeurs pour l’efficacité et la jeunesse éternelle l’emporte et que nos gouvernements légalisent l’euthanasie, on commencera à poser une tout autre question au sujet des personnes handicapées. En fait, celle-là, on nous la posera directement. On nous demandera, sur un ton faussement compatissant :
— Pourquoi tu n’en finis pas proprement?
Vous croyez que j’exagère? Peut-être. Je l’espère.
Mes parents ont fait un choix subversif. Ils m’ont gardée. Ils m’ont aimée. Pis encore, ils m’ont promenée au centre commercial, ils m’ont encouragée à socialiser avec les enfants du voisinage et ils ont insisté pour que l’État m’éduque avec les « normaux ».
Dans quelques années, le comble de la subversion sera de vouloir s’accrocher de toutes ses forces aux derniers lambeaux de sa vie, d’exhiber sa carcasse décrépite en public avec un sourire et de répondre aux imbéciles demandant pourquoi vous choisissez de souffrir alors qu’il y a une solution tellement simple…
— Je vous emmerde!
J’ai repensé à M. L. aujourd’hui. « La bataille contre mon handicap se passe dans ma tête et dans celles des gens autour » , m’a-t-elle dit quand je l’ai interviewée pour Un jour, ils entendront mes silences. M. L. s’accrochait avec tant de force à la vie malgré l’ignominie dont faisaient preuve les médecins et sa famille à son égard. La douleur ne l’empêchait pas de parler de la beauté de son corps « tout en courbes ».
Le poète chante : oublie la perfection; il y a une fissure en toute chose; c’est par là qu’entre la lumière…