Appelons-le Justin*.
À une autre époque, il s’est appelé Denis*. Avant lui, il y a eu Charley*; et avant Charley…
De nom en nom, on pourrait ainsi remonter le cours de ma vie jusqu’à mon tout premier…
Amour? Non, ceci n’est pas une histoire d’amour.
Amant? Non, je ne suis pas une émule d’E. L. James.
Alors, qui est donc Justin?
Il est ce qu’on pourrait appeler un technicien en appareils d’aide à la mobilité. Il n’a pas appris son métier à l’école : aucune école ne l’enseigne. Il l’a appris sur le tas, les deux mains dans la graisse.
Justin répare les fauteuils roulants.
Récemment, il a fait quelques ajustements à mon TiLite — je sais, ça ne vous dit que dalle, mais dans mon univers, le nom TiLite est à peu près aussi signifiant que les noms Jimmy Choo ou Prada pour les « fashionistas ». C’est un fauteuil haut de gamme en titane, léger et quasi indestructible. Il a été construit sur mesure, en fonction de mes mensurations. J’ai approuvé le dessin. Mon nom est tatoué sur le cadre.
Ce fauteuil, je l’ai pourtant détesté jusqu’à ce que Justin procède à ses ajustements. J’ai envisagé bien des fois de ressortir mon vieux TiLite, même s’il était devenu un peu trop étroit pour mes hanches de quarantenaire.
Il a suffi que Justin déplace légèrement l’essieu arrière pour que la bécane empotée se transforme en un bolide nerveux. Justin a aussi imaginé une façon d’adapter à mon fauteuil un accessoire conçu pour des gens de taille « standard » (ce que je suis loin d’être!) : une cinquième roue qui transforme mon TiLite en tout-terrain et qui m’assure de ne pas atterrir à plat ventre quand je m’aventure sur les trottoirs cahoteux du centre-ville d’Ottawa, devenu un chantier à ciel ouvert.
Pourquoi vous parler de Justin aujourd’hui? Pour dire la valeur de son travail. Parce que le secteur des aides à la mobilité n’échappe pas aux pressions commerciales; parce que, chez certains détaillants, la recherche du profit semble vouloir prendre le pas sur le service individualisé aux clientes et clients.
Un fauteuil roulant n’est pas un meuble en kit, un ordiphone ou une voiture.
Mon fauteuil est en quelque sorte une extension de moi-même. Il n’est jamais bien loin de moi; je ne vais nulle part sans lui (ou presque, sauf pour une sortie en voilier ou une randonnée sur mon tricycle). De lui dépend tout le reste : ma carrière, mes loisirs, ma vie sociale et amoureuse.
Je salue donc tous les Justin de ce monde, qui œuvrent discrètement, les mains dans la graisse, pour que tout roule dans ma vie et celles de milliers d’autres femmes et hommes qui vivent assis.