Écrire c’est… [38]

Écrire c’est politique.

La littérature est politique. La poésie est politique. Et la traduction aussi.

— Canan Marasligil

Les histoires que je choisis de raconter, la posture que j’adopte dans mes textes, le vocabulaire que j’utilise, les idées que je mets de l’avant, les personnages que je crée, tout cela a une dimension politique.

Quand André Paiement a lancé son provocant «Moé j’viens du Nord, s’tie», il a posé un geste éminemment politique, comme le rappelle ce mois-ci Isabelle Bourgeault-Tassé dans un article qui retrace la carrière trop brève de cet artiste du Nouvel-Ontario — un geste qui s’apparente à celui de Michel Tremblay lorsqu’il a choisi de faire parler les personnages des Belles-Sœurs en joual. Les deux artistes affirmaient une identité francophone distincte dans l’espace nord-américain.

Choisir d’écrire en français dans cet espace est politique — c’est un défi à l’anglonormativité. Mais au moment où Tremblay et Paiement ont présenté au monde leurs créations, je soupçonne que la politique était loin de leur pensée, qu’ils répondaient seulement à une impulsion profonde, un désir d’exister pleinement et de mettre des mots sur leur réalité.

Mon besoin de nommer flirte souvent avec celui de revendiquer. Toutefois, dans mes romans, je cherche d’abord à ouvrir des perspectives nouvelles et à susciter chez l’autre un questionnement en écho aux questions qui m’interpellent moi-même. Je ne suis pas du genre à brandir une pancarte sur la colline parlementaire (je me sens mal dans les foules debout), mais j’utilise volontiers ma parole pour en relayer d’autres et élargir le débat public — parce que la vérité est plurielle. D’ailleurs, pour Jean-Paul Sartre, la parole est action.

L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer.

— Jean-Paul Sartre

Cette action me semble par moment dérisoire, mais j’ai aussi des textes à traduire, un corps à soigner et de la vaisselle à laver.


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Comme la sauce rouge

Bien sûr, j’ai mes raisons d’en vouloir à 2022. J’ai dû aller un peu trop souvent à l’hôpital me faire palper et radiographier, subir des prélèvements, rabâcher mes antécédents médicaux. « Et cette cicatrice-là, c’est quoi? » Pas certaine. Ah oui, celle-là, c’est la cicatrice originelle : celle laissée par vos confrères quand ils ont jeté un coup d’œil en dedans pour aussitôt refermer et annoncer ma mort à mes parents. Ça fait un demi-siècle. Je n’ai de tout ça que des transplants de souvenirs, que j’ai sciemment négligés parce que, vous savez, j’étais bien plus intéressée par ma vie que par ma mort.

(Transplants de souvenirs? Ma ressouvenance des souvenirs de mes parents et tantes, tels qu’ils me les ont racontés ou que je les ai entendus s’échanger par bribes.)

Bref, mes récentes visites à l’hôpital ont failli me faire oublier en bloc les nombreux cadeaux que j’ai reçus en 2022, dont une bourse d’écriture du Conseil des arts du Canada, le bleu de la baie des Chaleurs, une conversation formidable avec ma filleule dans un parc à Montréal, de même que la fierté d’avoir pu contribuer aux travaux du gouvernement du Canada sur l’écriture inclusive.

Mon journal m’a rappelé toutes les façons dont la vie m’a choyée au cours des douze derniers mois. Elle a été généreuse, la vie.

Avant que je devienne végétarienne, avant que je quitte la Rive-Sud et que je goûte la vraie cuisine chinoise, le summum de l’exotisme consistait en un repas de rouleaux impériaux (egg rolls), de riz frit et de boules de poulet à la sauce rouge. Une sauce aigre-douce. J’adorais les plats aigres-doux.

2022 a été une année aigre-douce. Et elle est aussi un peu tachante, comme la sauce rouge, mais je vais quand même m’en lécher les doigts.

Du bon matériau

Mes billets de blogue sont souvent des courtepointes : des assemblages de morceaux disparates, trouvés ici et là — idées, faits, personnes, etc. David Sedaris aime bien construire des histoires de cette façon. Il les appelle ses kitchen sink stories — en français, on dirait peut-être des « fonds d’évier », mais j’aime mieux l’image de la courtepointe.

Ma mère a travaillé pendant des années sur une courtepointe fusion, mêlant couture et crochet. Je crois qu’elle l’a finalement abandonnée. Il y a des billets de blogue que j’abandonne aussi : j’ai un dossier avec des idées à moitié développées et quelques brouillons dans WordPress. Par exemple, je me dis depuis au moins dix ans qu’il faut que je parle de la fascination du Canada anglais pour Terry Fox, une fascination qui n’est peut-être pas étrangère à l’indifférence, voire au dégoût qu’on montre à l’inverse pour les personnes malades ou handicapées qui n’ont pas la force de traverser le Canada à pied — celles qui ne voient plus d’autre choix que de demander une aide pour mourir faute de trouver l’aide ou les traitements qu’il leur faudrait pour vivre*. Oui, un jour, je parlerai de Terry Fox. Si j’ai le temps. Enfin, pas aujourd’hui.

J’ai suivi d’une oreille distraite l’atelier d’écriture de David Sedaris sur la plateforme Masterclass. J’en ai retenu ceci : tristes ou heureuses, les vicissitudes de la vie ne sont qu’un matériau brut pour l’écrivaine. J’y ai d’ailleurs beaucoup repensé pendant que je poireautais à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau

Je m’étais promis d’écrire dès mon retour de la Péninsule acadienne, de raconter la bonté de ses gens et la splendeur de ses paysages. J’ai adoré Shippagan et Caraquet; le bleu de la baie des Chaleurs et les brumes du golfe du Saint-Laurent ont fait grand bien à mon cœur. Hélas! il y avait plus de moelle dramatique dans mon aventure aéroportuaire et, depuis, d’autres vicissitudes sont venues secouer ma vie (dans un hôpital près d’ici, un bistouri me veut du bien).

La première neige est tombée sur Ottawa cette semaine. Les jours raccourcissent. Je ne sais pas trop ce que me réservera l’hiver. Bien sûr, il y aura l’écriture. Toujours. Et, que je ça me plaise ou non, il y aura aussi du matériau neuf pour mon clavier apparemment.

* Pour un portrait très éclairant de la situation au Canada, en anglais, je recommande l’article de Ramona Coelho et coll. publié ce mois-ci dans le World Medical Journal. Pour une perspective plus personnelle, je suggère le reportage du Toronto Star intitulé « Michael’s Choice », publié le 12 novembre 2022.

La distance entre Montréal et Bathurst

De nos jours, les contretemps sont aux aérogares ce que la ponctualité est aux livraisons d’Amazon. Tout le monde le sait. Je n’ai pas sourcillé quand, à Bathurst, Air Canada a annoncé que, à la demande de l’Aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, notre départ serait retardé. Je n’ai pas non plus été surprise quand, à notre atterrissage à Montréal, le pilote a annoncé qu’il nous faudrait attendre qu’une barrière se libère. J’ai rallumé ma liseuse et j’ai repris ma lecture là où je l’avais laissée durant notre approche pour admirer le fleuve et les coloris automnaux : un livre de David Turgeon remontant à quelques années déjà, au titre plus accrocheur que son propos (Le Continent de plastique).

Une heure plus tard environ, l’avion a roulé doucement jusqu’à la barrière 23 et a relâché sa cargaison humaine. Une équipe est venue me chercher après coup. Première embarquée, dernière descendue. C’est la routine. La manœuvre est déplaisante — elle implique mon ficelage à une chaise de transport (illustration ci-dessous) qui, selon mes estimations, doit avoir à peu près la largeur du fauteuil que j’utilisais à cinq ans. Au moins, j’ai perfectionné les explications que je dispense au personnel aéroportuaire.

À l’intérieur, un employé m’a informée que l’unique ascenseur desservant ce secteur de l’aéroport était en panne, mais qu’un taxi viendrait me chercher pour me conduire à une autre barrière. Sur ce, il a disparu. Dix, quinze minutes plus tard? Une employée est arrivée. Nous avons échangé brièvement et elle a pris le téléphone. Était-ce pour commander le taxi ou vérifier s’il était déjà en route? Je ne sais pas. D’autres avions sont arrivés. D’autres personnes à mobilité réduite ont été informées à leur tour que l’ascenseur ne fonctionnait pas et poussées sans ménagement à utiliser l’escalier, malgré leurs protestations. Je me rappelle l’expression de découragement sur le visage d’une dame âgée, manifestement fragile.

Sans doute y avait-il déjà une bonne demi-heure que j’attendais quand une famille m’a rejointe : une maman voyageant seule avec ses deux filles, dont une en fauteuil roulant.

L’attente durait. J’ai fini par approcher de nouveau l’employée pour demander des nouvelles. Je suis restée polie. Après tout, elle n’était pas responsable du problème (il était — vous me pardonnerez ce mot galvaudé — systémique). Mon exaspération a quand même transparu dans mon regard. Elle a dit : « Je sais, vous ne devriez pas avoir à… ».

Le taxi promis a fini par arriver avec une escorte policière. J’ai pris place dans le véhicule. La maman et ses filles, elles, devraient encore attendre Dieu sait combien de temps. « Vous faites ça toute la journée? » ai-je demandé au chauffeur. Il a confirmé. En moi-même j’ai pensé : que d’heures et d’essence gaspillées! Nous avons roulé très lentement; l’énorme véhicule de police nous précédait. Plusieurs fois, nous avons dû nous arrêter le temps que la voie se libère. Quelques mètres plus loin, je suis descendue du taxi. L’agent de police m’a accompagnée à travers des corridors réservés au personnel autorisé, puis il m’a laissée à la barrière 8 en me donnant pour consigne d’attendre qu’on vienne m’aider. Attendre? Encore? Il n’y avait pas un uniforme en vue, alors j’ai filé immédiatement vers la salle des bagages : une heure et demie après les autres passagères et passagers du vol AC8511. 

Le même temps qu’il avait fallu au petit Dash 8 pour parcourir la distance entre Montréal et Bathurst.

Photo : rehabmart.com

Écrire c’est… [37]

Du chaos naissent les étoiles

C’est le titre — très poétique — d’un roman de Marilyse Trécourt; la phrase est parfois attribuée à Charlie Chaplin. Elle apparaît un peu partout et ressemble à s’y méprendre à une citation de Nietzsche : «Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.»

Elle semble faire écho à un verset de la Genèse (1/1-2) : «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre n’était que chaos et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu planait au-dessus de l’eau.»

Du chaos naissent les étoiles. On pourrait aussi écrire : du chaos naissent les mondes.

Écrire c’est organiser le chaos.

Un roman est un monde : un monde d’idées et de mots que l’autrice organise et assemble patiemment à sa table une lettre, un signe à la fois sur des mois, voire des ans.

À l’ère du tout numérique, on me propose une foule d’applications (EverNote, Scrivener et autres) pour m’aider dans cette tâche digne de titans et déesses — chacune d’elles apporte son propre chaos. Moi seule ai le pouvoir d’apporter l’ordre.

Dans ce monde-là, le monde des mots, l’ordre est possible.

Dans l’autre, dans celui qu’on appelle « réel », le chaos persiste : il y a des idiots qui se prennent pour des rois, des îles de plastique, des gens à qui on propose l’euthanasie au lieu d’une aide substantielle, des écrivains à la parole si libre qu’on les gratifie de coups de poignard.

Le chaos.

Chaque jour, pendant quelques instants, je trouve dans le joyeux chaos des mots et des mondes qu’ils échafaudent un refuge contre l’autre — le terrifiant et indomptable chaos des hommes.

Lafortune, les drags et la haine

Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’artiste Claude Lafortune, décédé en 2020. Avec ses sculptures en papier, il racontait des histoires d’un autre temps. J’ai dû voir la plupart des épisodes de son émission L’évangile en papier. Il y avait quelque chose d’ensorcelant dans sa façon d’animer ses créations, qu’il achevait souvent sous nos yeux. Parfois, la voix du narrateur se taisait et laissait place quelques instants au silence, chose inconcevable de nos jours.

M. Lafortune a dit :

« J’ai inventé mon métier. Ça n’existait pas ce métier-là. Je me souviens au début, y en a qui me disaient : t’es ben quétaine avec tes papiers, Lafortune! »

Peut-être s’est-il senti quétaine par moment. Car ce n’est pas facile d’aller à contre-courant.

Il y a longtemps que je voulais vous parler de Claude Lafortune. Il y a des sujets comme ça qui dorment dans mon carnet de notes virtuel et que, pour une raison ou une autre, je tarde à traiter. Un autre sujet dans la liste : les drag-queens.

Rire des femmes

Face à la popularité grandissante du drag, j’ai commencé à éprouver un malaise il y a quelques années et même à voir des parallèles avec l’appropriation culturelle — aujourd’hui décriée. Il s’avère que je ne suis pas seule. Dans son récent livre (Trigger Warning), la professeure Sheila Jeffreys écrit même :

« La pratique du drag consiste à se moquer des femmes de manière souvent très grossière et cruelle. […] Le drag, que les féministes lesbiennes ont toujours considéré comme une forme de haine de la femme, s’empare de l’espace culturel d’une manière sans précédent. » 

Sachant les dommages qu’entraîne l’hypersexualisation des filles, je m’étonne qu’on invite des drag-queens à faire la lecture aux enfants dans les bibliothèques — que, si tôt dans leur développement, on présente à des filles et à des garçons cette image-là de la féminité.

Je suis consciente que mon opinion va à contre-courant de la vision mise de l’avant par bon nombre de gens dans les cercles que je fréquente. L’auteur Samuel Larochelle va jusqu’à accuser d’ignorance ceux et celles « qui annulent des prestations de drags auprès des enfants. »

Suis-je ignorante? Je lis beaucoup sur les questions de genre. J’ai traduit un grand nombre de textes sur les questions de genre. Je reconnais certes que je n’ai pas fini d’apprendre et de réfléchir sur le sujet (ni sur la traduction et l’écriture, qui sont pourtant la base de mon activité professionnelle). Surtout, j’ai à n’en pas douter un vécu très différent de celui de M. Larochelle; et ce vécu m’amène à poser un regard différent sur le phénomène.

Je suis partisane de la nuance, mais la nuance demande du temps et du silence — choses rares en 2022. Il y aurait sûrement là matière à plusieurs thèses doctorales. Sur l’écriture inclusive aussi. Christian Rioux l’attaquait encore il y a quelques jours dans les pages du Devoir, où il signait une chronique consacrée à la haine de la langue et au cas de Sylvie Germain.

Tourner mes gazouillis sept fois

M. Rioux me qualifierait sans doute de « féministe radicale », parce que j’enseigne l’écriture inclusive. Je ne prescris pas (je n’ai pas ce pouvoir!), je conseille et, surtout, j’invite à porter un regard critique sur nos façons habituelles d’écrire. La langue influence plus qu’on ne le croit nos valeurs et notre vision du monde, comme l’a fait ressortir Rupert Ross, qui s’est intéressé aux différences dans la manière dont les Autochtones et les allochtones découpent le réel (j’en ai parlé brièvement en décembre dernier, et si vous lisez l’anglais, je vous conseille chaudement cette lecture). Il dit :

« [traduction] un langage différent peut conduire à une compréhension différente de la vie et de la manière dont il convient de la vivre […] » [1]

Apprendre et intérioriser dès l’enfance la règle « le masculin l’emporte sur le féminin » nous prédispose à privilégier le masculin dans tout, pas seulement dans la grammaire.

J’aime la langue française et, pour moi, l’aimer c’est aussi lui permettre d’évoluer — sans toutefois l’appauvrir. Il y aura toujours des élèves qui auront du mal face à un texte littéraire, mais il ne faut pas pour autant cesser de leur présenter de tels textes. Aidons-les plutôt à les apprivoiser, à développer un intérêt pour la lecture et la langue en général (support de la pensée) en leur proposant du matériel varié tant dans sa provenance, que dans ses thèmes et registres.

J’ai lu Les fous de Bassan au secondaire; une lecture obligatoire, objet d’une dissertation. Sans doute y en a-t-il parmi les élèves de ma classe qui ont maudit Anne Hébert dans les corridors de notre école polyvalente; mais, comme c’était avant l’avènement d’Internet et des médias sociaux, l’intéressée n’en a pas eu vent, et personne n’a fait grand cas de leur « haine de la langue ». Un auteur (Houellebecq, Littell ou un autre) aurait-il été menacé comme l’a été Sylvie Germain? Si les élèves ont osé déverser sur elle leur fiel avec autant de véhémence, serait-ce en partie parce qu’il existe dans notre société une haine des femmes — une haine qui amène à banaliser la violence contre les femmes et qui s’exprime aussi dans le harcèlement vécu par les femmes journalistes en ligne?

Je n’ai pas de réponses définitives et probantes à offrir ici — seulement des questions, et le désir un brin quétaine (ou serait-ce naïf?) de voir plus de bienveillance. Ma mère me disait de tourner ma langue sept fois avant de parler. Si elle vivait aujourd’hui, sans doute me dirait-elle de tourner mes gazouillis sept fois avant de les publier.

  1. Texte original : « […] different languages can lead us to different understandings about what life is and how it should be lived […] ». Rupert Ross, Returning to the Teachings, Penguin Books, 1996, p. 99.

Écrire c’est… [36]

Écrire, c’est tenter de nommer le monde. Écrire, c’est faire oublier la laideur du monde, parfois en la regardant en face. Écrire, c’est parfois même changer un peu le monde.

C’est ce qu’affirmait récemment l’autrice Mélikah Abdelmoumen dans Lettres québécoises.

La beauté côtoie la laideur. Elle refuse de se laisser écraser par elle. Je continue d’écrire pour magnifier la beauté du monde quand il hurle, crache et explose.

Sudbury

C’est un lieu mythique de l’Ontario français. Sudbury. La ville où on a hissé pour la première fois le trille-et-lys et aussi celle où est basée Prise de parole, la plus vieille des maisons d’édition francophone de l’Ontario (celle  où j’ai publié L’Ordre et la Doctrine).

Sudbury vient d’entrer dans ma mythologie personnelle. D’abord, parce que c’est la première fois que je suis accueillie comme autrice invitée dans un salon du livre hors de mes deux régions d’attache — l’Outaouais, où je vis depuis trente ans, et Montréal, où je suis née. Ensuite, parce que Sudbury représente ma première aventure en territoire inconnu depuis près de sept années et, surtout, la première avec autant de pièces détachées. La plus cruciale de ces pièces : un moteur d’appoint, qui se fixe derrière mon fauteuil. Je suis très à la page, voyez-vous. Mon mode de propulsion est maintenant hybride : mi-actif, mi-électrique. Sans le moteur, je serais restée coincée dans le stationnement de l’hôtel Clarion. Dans toutes les directions, des côtes; et sur les côtes, des dos d’âne. Mes poignets auraient flanché après quelques poussées. Bon, sans doute que des Sudburoises et Sudburois se seraient relayés pour m’aider. En effet, tous les gens que j’ai croisés se sont montrés pleins de sollicitude, mais je n’aurais ainsi pas eu la liberté de découvrir ce lieu à mon rythme (pour tout vous dire, j’ai une sainte horreur de dépendre des autres.)

Je n’ai vu qu’une fraction de Sudbury. J’y ai passé moins de trois jours; je ne vais donc pas prétendre la connaître. Sudbury n’est pas belle au sens traditionnel, mais on trouve pourtant de la beauté entre ses stationnements, immenses et déserts. De-ci, de-là, des murales apportent vie et couleur aux édifices mornes. Un soir, j’ai découvert des gens qui dansaient au grand air sur des rythmes latins derrière un restaurant, et je n’ai pu m’empêcher de sourire devant cette scène inattendue. Les rails du CN traversent comme une balafre le centre-ville, mais juste à côté, la promenade parsemée de thuyas qui longe en serpentant l’école d’architecture est tout de suite devenue mon itinéraire favori vers la Place des arts, la nouvelle adresse des organismes culturels francophones de la région, reconnaissable de loin à ses murs anguleux de la couleur de la rouille.

Je n’ai pas approché un seul des trois cents quelques lacs de Sudbury, mais je les ai vus du ciel en partant (depuis l’inconfortable siège du Dash 8-400 qui me ramenait chez moi) et, surtout, dans les yeux de ceux et celles que j’ai rencontrées là.

J’ai emporté en souvenir la lumière des étendues bleues qu’ils m’ont reflétées.

Sauver le monde

Marie-Josée Martin avec un chat gris

L’Ukraine, la Russie… c’est loin. Leur conflit n’a rien à voir avec moi, mon pays, ma famille, mes amies; c’est aussi vrai que faux. Les prix montent. À cause des bombes qui tombent sur Kyiv et Marioupol. On parle de la possibilité d’une troisième guerre mondiale. À cause des bombes qui tombent sur Kyiv et Marioupol. Le Canada va augmenter ses dépenses militaires. À cause des bombes qui tombent… La querelle de Poutine et Zelensky, c’est la même que les hommes se livrent depuis la nuit des temps, habités par le même désir irrationnel d’avoir raison — à tout prix.

Dans ces circonstances, à quoi bon écrire, à quoi bon l’art littéraire? Un grand écrivain russe, Fiodor Dostoïevski, m’a offert cette réponse par delà les siècles : « L’art sauvera le monde ».

J’ai envie d’y croire.

Écrire c’est… [35]

Désorientée devant les morceaux du manuscrits à assembler et polir, j’ai repris le livre de Natalie Goldberg, Wild Mind — Living the Writer’s Life. J’ai parcouru les passages soulignés et j’ai lu :

[…] l’écrivaine doit accepter de s’asseoir au fond de la fosse, se résoudre à y rester, puis laisser venir à elle les bêtes sauvages et même les appeler pour se mesurer à elles, les coucher sur le papier plutôt que de s’enfuir*.

Surtout ne pas fuir. Dompter la ménagerie de pixels et de papier sur mon bureau.

* Texte original : «[…] a writer must be willing to sit at the bottom of the pit, commit herself to stay there, and let all the wild animals approach, even call them up, then face them, write them down, and not run away.» (Bantam, 1990, p. 29)

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