Décision

Il y a les décisions rationnelles. Le choix d’un nouvel ordinateur portable, par exemple. Je dresse la liste des caractéristiques cruciales pour moi : légèreté, confort de frappe, autonomie de la pile. À cela s’ajoutent les facteurs éthiques, notamment la réputation de l’entreprise en matière sociale et environnementale. Une fois appliqués ces facteurs et critères, mon choix devient clair. Pas de doute possible. Je règle la facture et déballe mon achat sans remords.

D’autres décisions relèvent plutôt du cœur. Mon départ de Montréal au début des années 1990, par exemple, et chacun des grands jalons de ma vie. Ce sont des décisions que j’ai prises malgré les listes, parce que la raison était impuissante à discerner pleinement leurs formidables ramifications. Elles ont toutes eu quelque chose d’impératif, un caractère d’évidence qui m’est apparu, selon le cas, avec la vivacité éblouissante d’un flash ou au bout d’une lente maturation sous la surface de ma conscience. Pas de doute là non plus, malgré une certaine nervosité en arrière-plan.

Mon cœur a pris une décision ce mois-ci.

En l’an 2019, j’aurai l’âge qu’avait ma mère à sa mort et j’entamerai, sans doute ni remords, une toute nouvelle vie.

Je vous en reparlerai bientôt. J’ai hâte.

En attendant, il y a le chocolat

« Tout laisser couler », c’est aussi continuer d’écrire malgré les refus. J’ai de petits moments de faiblesse : des heures, voire des jours où j’ai l’impression que ma vie littéraire est derrière moi, où je me dis que j’ai écrit tout ce que j’étais censée écrire et que plus rien de bon ne naîtra désormais sous ma plume. Je n’y crois jamais longtemps, du moins jamais complètement. Malgré le doute, je finis toujours par me remettre à l’écriture. Il y a, entre autres, cette trilogie qui m’occupe depuis quelques années et dont le tome 2 est maintenant bien entamé (plus de 13 000 mots soigneusement alignés et sauvegardés dans un nuage informatique).

Je me remémore souvent la phrase qui ouvre le célèbre livre de Scott Peck :

La vie est difficile.

Difficile, la vocation d’autrice? Dans Un jour, ils entendront mes silences, mon héroïne affirmait :

Et pourtant, mon bras levé avec difficulté réjouit cent fois plus Magalie que les constructions bâties et démolies en toute facilité par mon frère.

Voyez comme je suis à  plaindre, je ne peux même pas m’apitoyer en paix : mes personnages me font la morale! Heureusement, en attendant les réjouissances, il y a le chocolat.

 

Les relents de mort du printemps

Dans les coins sombres, les dernières langues de neige grise ont disparu. Des relents de pourriture s’échappent ici et là du sol gorgé d’eau. Sous le tapis brun des feuilles de l’an dernier, des pousses vertes bataillent pour leur place au soleil; elles se nourrissent de cette matière en décomposition. Le temps est venu d’entreprendre mon ménage du printemps. Pas de chiffon, seau ou vadrouille. Juste mes doigts nus pour mater le chaos de papier dans mon bureau et supprimer les fichiers périmés dans le nuage ou l’ordinateur.

En faisant le ménage de mes courriels, je tombe sur une citation de Jean-Jacques Pelletier envoyée à une amie il y a quelques mois :

 Tous les gens sont des cimetières vivants. Ils sont le résultat de désirs de gens qui sont morts. Ils ont été encouragés et nourris par des gens qui, souvent, ont disparu. Ou qui vont disparaître. Ils ont été blessés et traumatisés par des gens qui ont disparu. Ils désirent encore des gens qui ont disparu… ou qui sont voués à disparaître. Eux-mêmes, souvent, sont en train de mourir à toutes sortes de choses, à toutes sortes de relations… ou sur le point de mourir tout court 1.

Je pense justement à mes morts ces jours-ci. Ceux qui reposent sous la terre au cimetière et les autres — dont une ou deux fausses croyances, et mon espoir d’arriver à lancer un nouveau roman dans un délai d’au plus cinq ans après la parution d’Un jour, ils entendront mes silences. Cinq ans, c’est le chiffre magique, dit-on. Le public se souvient encore de vous; et, bien sûr, vous voulez qu’il se souvienne de vous, le public : ainsi, à sa librairie favorite, en voyant votre nom sur une couverture dans le présentoir des nouveautés, la lectrice ou le lecteur étendra la main pour palper le livre, le renifler…

Parmi les fausses croyances que j’ai laissé aller, il y a celle voulant qu’une écrivaine digne de ce nom doive terrasser seule le dragon du doute. Il est immense le doute et de même ses crocs, capables de broyer bien des projets. Alors, si j’ai besoin de renfort, pourquoi n’en demanderais-je pas?

Ce renfort, je l’ai trouvé dans le courriel d’une amie, la même à qui j’avais envoyé la citation de Pelletier — une héroïne aux oreilles et au cœur grandissimes :

Heroes didn’t leap tall buildings or stop bullets with an outstretched hand; they didn’t wear boots and capes. They bled, and they bruised, and their superpowers were as simple as listening, or loving 2.

Tout vient à point selon le plan de Dieu — la Déesse, l’Univers, le Grand Manitou ou, comme je l’ai appelé dans ce roman que vous lirez peut-être un jour, Déité. Le dragon dort pour l’instant. Je vais en profiter pour écrire.

Notes
1. Jean-Jacques Pelletier, Le Bien des autres, tome 2, Éditions Alire, 2004.
2. Jodi Picoult, Second Glance: A Novel, Washington Square Press, 2003.
Traduction : « Les héros n’avaient pas la faculté de bondir par-dessus les édifices ou de faire écran aux balles des revolvers simplement en tendant la main; ils ne portaient ni bottes ni cape non plus. Les héros saignaient, ils avaient des ecchymoses et leur pouvoir, c’était tout simplement de savoir écouter ou aimer. »
Image : Illustrations de Calendrier et compost des bergiers. La grant danse macabre, gravure sur bois, anonyme, 1531 (des archives numériques de la Bibliothèque nationale de France).

Écrire c’est… [19]

Dans le magazine The Writer de ce mois (septembre 2013), Cynthia Joyce écrit [traduction] :

J’ai d’abord été soulagée. Alors, même les écrivaines d’expérience éprouvent cette agitation et cette angoisse qui me sont si familières? Peut-être y avait-il de l’espoir pour moi, peut-être réussirais-je un jour à faire une écrivaine de moi.

Et puis j’ai été saisie d’épouvante. Comment, même les écrivaines d’expérience éprouvent cette agitation et cette angoisse familières? Et je me suis dit que, au final, je n’avais peut-être pas vraiment envie d’une carrière d’écrivaine(*).

* Cynthia Joyce, « Not for robots », The Writer, vol 126, no 9, p. 6.

Écrire c’est… [15]

Pour une traductrice-réviseure (mon métier alimentaire), le doute est un allié précieux. L’autrice, elle, voudrait pouvoir le terrasser. Et si la clé, c’était de le transmuer?

[…] car écrire c’est aussi douter, douter en permanence, savoir que la vérité est ronde, qu’elle nous échappe ou nous pousse vers l’illusion, la vérité se fait souvent ombre, plane au-dessus de nos têtes et nous écrase par sa lumière quand elle éclate.

— Tahar Ben Jelloun,
extrait d’un discours prononcé pour l’ouverture officielle du Festival international de littérature de Berlin, le 7 septembre 2011.
Le discours complet est disponible sur le site Web de l’écrivain.

Écrire, douter, et puis écrire encore

Je travaille et retravaille le même passage du roman pour le troisième soir d’affilée. Un de mes personnages s’assoit. Des milliards d’êtres humains font de même plusieurs fois par jour. Sauf que, à bien y regarder, il y a aussi des milliards de façons de s’asseoir. Et, une même personne, selon son humeur et les circonstances, bougera différemment. Voilà ce que j’essaie de faire passer : tout ce qui se cache en dessous du mouvement.

Mais quoi que je fasse, je ne suis jamais tout à fait satisfaite de ce passage. Je n’arrive pas à bien le nuancer, à lui donner le bon rythme. Je doute.

Il se trouve que, tout à l’heure, j’ai décidé d’ouvrir le Magazine littéraire qui traînait sur mon bureau. Le numéro propose justement un dossier intitulé « Je doute, donc j’écris » (juillet-août 2010). Dans son introduction, Laurent Nunez affirme :

« Les vrais écrivains ne sont pas ceux qui disent ce qu’ils veulent, mais ceux qui n’y parviennent pas, et qui se battent avec la langue — entendons : avec un système plein de scories et d’approximations, usé par d’autres bouches. »

Je reprends courage et retourne à mon passage récalcitrant.

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