Dans les coins sombres, les dernières langues de neige grise ont disparu. Des relents de pourriture s’échappent ici et là du sol gorgé d’eau. Sous le tapis brun des feuilles de l’an dernier, des pousses vertes bataillent pour leur place au soleil; elles se nourrissent de cette matière en décomposition. Le temps est venu d’entreprendre mon ménage du printemps. Pas de chiffon, seau ou vadrouille. Juste mes doigts nus pour mater le chaos de papier dans mon bureau et supprimer les fichiers périmés dans le nuage ou l’ordinateur.
En faisant le ménage de mes courriels, je tombe sur une citation de Jean-Jacques Pelletier envoyée à une amie il y a quelques mois :
Tous les gens sont des cimetières vivants. Ils sont le résultat de désirs de gens qui sont morts. Ils ont été encouragés et nourris par des gens qui, souvent, ont disparu. Ou qui vont disparaître. Ils ont été blessés et traumatisés par des gens qui ont disparu. Ils désirent encore des gens qui ont disparu… ou qui sont voués à disparaître. Eux-mêmes, souvent, sont en train de mourir à toutes sortes de choses, à toutes sortes de relations… ou sur le point de mourir tout court 1.
Je pense justement à mes morts ces jours-ci. Ceux qui reposent sous la terre au cimetière et les autres — dont une ou deux fausses croyances, et mon espoir d’arriver à lancer un nouveau roman dans un délai d’au plus cinq ans après la parution d’Un jour, ils entendront mes silences. Cinq ans, c’est le chiffre magique, dit-on. Le public se souvient encore de vous; et, bien sûr, vous voulez qu’il se souvienne de vous, le public : ainsi, à sa librairie favorite, en voyant votre nom sur une couverture dans le présentoir des nouveautés, la lectrice ou le lecteur étendra la main pour palper le livre, le renifler…
Parmi les fausses croyances que j’ai laissé aller, il y a celle voulant qu’une écrivaine digne de ce nom doive terrasser seule le dragon du doute. Il est immense le doute et de même ses crocs, capables de broyer bien des projets. Alors, si j’ai besoin de renfort, pourquoi n’en demanderais-je pas?
Ce renfort, je l’ai trouvé dans le courriel d’une amie, la même à qui j’avais envoyé la citation de Pelletier — une héroïne aux oreilles et au cœur grandissimes :
Heroes didn’t leap tall buildings or stop bullets with an outstretched hand; they didn’t wear boots and capes. They bled, and they bruised, and their superpowers were as simple as listening, or loving 2.
Tout vient à point selon le plan de Dieu — la Déesse, l’Univers, le Grand Manitou ou, comme je l’ai appelé dans ce roman que vous lirez peut-être un jour, Déité. Le dragon dort pour l’instant. Je vais en profiter pour écrire.
1. Jean-Jacques Pelletier, Le Bien des autres, tome 2, Éditions Alire, 2004.
2. Jodi Picoult, Second Glance: A Novel, Washington Square Press, 2003.
Traduction : « Les héros n’avaient pas la faculté de bondir par-dessus les édifices ou de faire écran aux balles des revolvers simplement en tendant la main; ils ne portaient ni bottes ni cape non plus. Les héros saignaient, ils avaient des ecchymoses et leur pouvoir, c’était tout simplement de savoir écouter ou aimer. »
Image : Illustrations de Calendrier et compost des bergiers. La grant danse macabre, gravure sur bois, anonyme, 1531 (des archives numériques de la Bibliothèque nationale de France).
WordPress:
J’aime chargement…