Tout au long de ce mois, j’ai travaillé à déjouer ma résistance. Je ne crois pas que l’artiste puisse en venir définitivement à bout. Comme le phénix, elle naît et renaît sans cesse.
Ma résistance est faite d’« à quoi bon », de « pour qui tu te prends » et de « plus tard, quand je serais moins (fatiguée, occupée, etc.) ou plus (inspirée, outillée, etc.) ». Puisqu’elle est prévisible, je peux formuler des stratégies pour protéger et renforcer ma pratique d’écriture malgré ses incursions périodiques.
Ma nouvelle stratégie, c’est de commencer la journée en écrivant. Cela me semblait inconcevable il y a un an. J’écrivais généralement à l’heure où les autres allaient se coucher. L’obscurité de la nuit, chargée de mystère et de rêve, libérait ma créativité.
Puis la pandémie a débarqué. Petit à petit, la nuit s’est chargée d’incertitude et de cauchemars, étouffant ma créativité.
J’ai essayé d’écrire à d’autres moments avec plus ou moins de succès. Pour l’instant, ce qui fonctionne, ce sont les séances matinales que j’entame par quelques minutes d’écriture diaristique. (Merde! Julia Cameron avait raison…) Je ne me pose pas de questions, ainsi va la séquence des tâches dans une journée de travail normale — du moins jusqu’à ce que les circonstances me poussent une fois de plus à la réimaginer. Cette assiduité dans mon écriture contribue à mon équilibre mental et émotionnel.
Dans les mots de Julia Cameron :
Souvent, nous résistons à ce dont nous avons le plus besoin.
Des cousins et cousines se sont donné rendez-vous dans un salon virtuel entre Noël et le jour de l’An. Pour plusieurs, notre dernière rencontre remontait au siècle dernier. Nos visages resculptés par le temps ressemblaient à ceux de nos parents. Toutes et tous, à tour de rôle, nous essayions de situer les autres dans l’arbre généalogique et de déterminer quelles ramilles nous y avions fait pousser.
Virtuelles ou présentielles, les réunions familiales se ressemblent toujours. On se raconte sa vie. On s’enquiert des déménagements, du travail, des enfants et petits enfants.
Moi qui suis sans enfants, on me demande parfois comment va l’écriture. Parfois. Quand on se souvient que c’est mon legs à moi, une transmission intellectuelle plutôt que génétique.
L’écriture prend beaucoup de place dans ma vie, mais on ne parle pas du manuscrit qu’on peaufine de la même manière que la tante Marguerite ou le cousin Marc raconterait les réalisations sportives ou scolaires de la petite dernière. — Oui, bon, je me demande si les trames narratives parallèles sont suffisamment bien rattachées les unes aux autres à la fin. Je m’inquiète pour mes personnages, je ne suis pas certaine qu’ils soient assez crédibles. Et puis, de quel droit j’écris, qu’est-ce que j’ai de pertinent à raconter, hein? Surtout, dans le contexte actuel, ne risque-t-on pas de me reprocher une perspective trop binaire, cisgenre et ….
C’est un peu trop abstrait, tout ça, pour une réunion de famille. Ce sont des sujets qu’il vaut mieux garder pour les cinq à sept littéraires ou les cercles d’écriture. J’ai d’ailleurs finalement fondé un tel cercle pour me sentir moins seule dans ce que Steven Pressfield appelle « La guerre de l’art », qui est surtout une guerre contre la résistance : l’ennemi intérieur.
Écrire, c’est dire quelque chose à quelqu’un qui n’est pas là. Qui ne sera jamais là. Ou s’il s’y trouve, c’est nous qui sommes partis.
– Georges Perros
Devant mon clavier, je fais le pari qu’il y aura quelqu’un pour recevoir mes mots. Ce quelqu’un n’est peut-être nulle autre que moi-même — ou, plus exactement, celle que je souhaite devenir. D’ailleurs, pour clore cette année pathétique, je pense que je vais écrire une lettre à mon futur moi, un geste « sacré » qui m’aidera plus tard à mesurer tout le chemin parcouru et me rappellera que tout fini par passer. Même les pansements et les pandémies.
Écrire des romans, pour Trevor Ferguson, c’est faire vivre au lecteur des rencontres intimes, paisibles et profondes. Dans La pratique du roman, il affirme :
En donnant un contexte à la folie environnante et en créant des moments d’intimité au sein du vacarme, le roman modifie bel et bien le paysage que nous avons sous les yeux.
Et en ces temps covidiens, nous avons bien besoin de transformer nos paysages intimes et familiaux. Quel roman choisirez-vous pour ce projet de paysagement?
Les mots sont le matériau premier de l’écrivaine, l’argile qu’elle façonne, sculpte, cuit, peint, vernisse. Ces opérations nécessitent une variété d’outils. Des dictionnaires, bien sûr. Un logiciel de traitement de texte aussi — du moins pour l’écrivaine moderne.
À ces outils peuvent s’en ajouter plusieurs autres selon la nature du projet. Je vous en présente trois, dont l’utilité est loin d’être limitée au seul domaine de l’écriture.
J’ai longtemps dessiné mes cartes mentales sur un tableau blanc, que je prenais ensuite en photo pour conserver le fruit de mes cogitations. L’inconvénient, c’est que je ne pouvais pas modifier ces cartes par la suite, à moins de les retranscrire. Et mon tableau était souvent trop petit pour mes besoins. Je me suis donc tournée vers les solutions numériques. Il en existe plusieurs, mais j’ai fini par adopter Scapple (en anglais) à la fois pour sa souplesse et son petit prix.
Exemple d’utilisation de Scapple : squelette fictif d’une histoire
La ligne du temps
La ligne du temps de ma trilogie est rapidement devenue trop riche et trop étendue pour tenir sur une seule page. J’ai donc adopté Aeon Timeline (en anglais) pour garder à l’œil la chronologie du récit. Fait à souligner, ce logiciel convient aussi bien à la création littéraire qu’à la gestion de projet, mais il faut prévoir un certain temps pour apprendre ses nombreuses fonctionnalités.
La page d’accueil personnalisée
Pour chaque projet d’écriture, je me retrouve avec plusieurs fichiers. Même si je m’assure d’avoir une bonne structure de dossiers, il me faut parfois un moment pour repérer celui que je cherche. C’est pourquoi j’en suis venue à créer dans mon logiciel de traitement de textes une sorte de page d’accueil, un index où chaque titre souligné est un hyperlien qui ouvre automatiquement le fichier désiré quand je clique dessus.
J’ai aussi créé avec Protopage (en anglais) une page d’accueil qui réunit les ressources que j’utilise le plus fréquemment en ligne, un chronomètre, une photo inspirante, etc. Ma page Protopage comporte plusieurs onglets, chacun correspondant à un profil d’activité. J’ai un onglet général avec les actualités, un onglet pour la traduction, un pour l’écriture et un pour mes divertissements.
En aparté
Les mots sont mon matériau, mais il y a des mots que l’on doit taire apparemment de nos jours. Même dans un pays où la liberté de parole est considérée comme un droit fondamental. Une professeure de l’Université Concordia qui a osé parler en classe de l’œuvre Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières, risque ainsi de se voir retirer son cours cet automne.
Joël Kotek, un historien belge, met en garde contre la tentation de sursimplifier l’histoire en la ramenant « à une lutte des races opposant Blancs et Noirs ». Le pouvoir et l’oppression, en effet, n’ont pas de couleur et les mots s’y rattachant ont aussi changé au fil ans.
Kim Thúy était récemment l’invitée de l’Alliance française. Je me suis branchée et j’ai écouté pendant une heure cette femme pétillante et lumineuse. Elle dit qu’elle écrit lentement, pas plus d’une phrase par jour. Je trouve aussi que j’écris lentement, mais à côté d’elle, je fais figure de sprinteuse : ma moyenne est d’un ou deux paragraphes quand je suis assidue. Bien sûr, il y a des auteurs, élèves de Proust, pour qui une phrase est un paragraphe…
L’assiduité est la clé.
Bien sûr, à mon rythme, il faut du temps pour achever un roman. Mais je m’efforce de voir le temps comme un allié. Il y a une maturation qui opère dans l’intervalle des mois et des années, une magie du genre qui change un vulgaire jus de raisin en un vin raffiné.
Écrire c’est un acte d’amour pour Elizabeth Jarrett Andrew. J’achève de grignoter son livre sur la révision [1], commencé en mars. Elle dit :
Au commencement, il y a une histoire — un mystère — et l’écrivaine lui donne vie par son amour [2].
Bien qu’à l’évidence on pourrait croire le contraire, les histoires sont vivantes. Elles sont enfantées par l’amour, fruits d’un accouplement étrange entre un être humain et le Mystère [3].
Et l’amour prend patience. L’amour voit le temps comme un allié. L’amour se fout des résultats, de la performance, des calendriers, des modes, des bonnes et des mauvaises critiques, des prix, des ventes, des comparaisons.
1. Living Revision — a Writer’s Craft as Spiritual Practice, Skinner House Books, Boston, 2017. 2. « In the beginning is a story—a mystery— and the writer loves it into being. » (p. 10) 3. « Despite tangible evidence otherwise, a story is a living thing.It is the lovechild of a strange coupling between human and Mystery. » (p. 221)
Je déteste les lits, l’horizontalité. Il faut de bonnes fesses pour écrire, aime dire Dany Laferrière. Proust écrivait au lit (ce qui explique peut-être pourquoi sa prose m’endort); moi, je n’y arrive pas.
Pendant que le monde combat COVID-19, je repose mes fesses. C’est ma version personnelle du confinement, une convalescence en dents de scie, saupoudrée d’anicroches bureaucratiques. J’expérimente à contrecœur un autre rapport au temps, je me perds dans ses longueurs, rongée par un ennui infertile que même Netflix ne parvient pas à gommer. La semaine, désormais, se divise en changements de pansements. Les tulipes ne font plus le printemps : il viendra quand je pourrai caresser une peau toute neuve et cesser de rationner mon activité assise.
On spécule beaucoup sur l’après. J’ai moi-même été invitée à écrire* sur le sujet, mais j’ai refusé l’invitation. Car la virulence de mon quotidien ces derniers mois a privé mon imagination des nutriments essentiels à son déploiement. Mes forces étaient dirigées vers l’intérieur.
une vie pour apprendre à voir et écouter une vie pour dépoussiérer et parfaire le précieux savoir que je portais déjà entier en moi épuré, comme l’or au creuset
ensorcelée par ce monde dégoulinant de vie émue par la fragilité d’une aile, d’un bourgeon, d’un océan les larmes jaillies hydratent mes terreaux désséchés
le soleil d’hiver brûle la peau sa lumière trop vive sur la neige me tire de ma torpeur sucrée, ma sève goutte-à-goutte au bout du chalumeau
Écrire non pour décrire, mais bien pour modifier, corriger, façonner, transformer le réel dans lequel s’inscrit sa vie.
Le champ littéraire lui-même demande à être transformé.
En effet, une récente étude réalisée pour le compte de l’UNEQ (Union des écrivaines et des écrivains québécois) fait état d’inégalités importantes entre les autrices et les auteurs. Malgré des progrès, les hommes demeurent avantagés : ils ont de meilleures chances de voir leurs textes publiés, recensés et encensés. Comme langagière, je trouve particulièrement révélateur le tableau comparant les qualificatifs employés pour décrire les œuvres de femmes et les œuvres écrites par des hommes. Pour ces derniers, on les dit notamment puissantes, magistrales, intelligentes, remarquables et grandes; tandis que celles que signent les femmes sont qualifiées plus souvent de sensibles, justes et délicates.
Bien sûr, les inégalités s’étendent aux aspects financiers : les bourses et prix récoltés par les autrices tendent, dans l’ensemble, à être d’une moindre valeur monétaire.
En Ontario, on s’intéresse également aux enjeux de parité dans le milieu des arts et de la culture. Je participerai d’ailleurs en décembre à titre de panéliste à une conférence organisée par l’Alliance culturelle de l’Ontario sur le sujet. Si vous êtes à Ottawa, ne manquez pas ce qui promet d’être une discussion fort stimulante!
En aparté
Vous ne l’avez pas demandé, mais je vous en propose quand même une… Une infolettre. Meilleur moyen de ne pas rater les bonnes nouvelles, quand j’en aurai à vous transmettre! De temps à autre, il se pourrait même que je glisse là un petit « cadeau » littéraire. Cliquez sur ce lien pour vous inscrire.