La liberté dans la lecture

Où lisez-vous? Moi, je lis dans les salles d’attente, dans l’autobus ou le train, dans les cafés; rarement à la maison (sauf l’été, quand il fait chaud et que je cherche refuge à l’ombre des vieux peupliers dans ma cour). Bref, je veux des lectures portatives, mais je les veux aussi confortables. Ma lecture du moment fait environ neuf cents pages (Les frères Karamazov, de Dostoïevski) : j’ose à peine imaginer l’épaisseur qu’aurait le livre imprimé, ou la petitesse des caractères. C’est toutefois sur ma très légère et inencombrante liseuse que je lis en gros caractères le dernier Dostoïevski, le livre que l’auteur considérait comme « son œuvre la plus aboutie ».

De fait, je suis devenue plutôt rébarbative à la lecture sur papier. Ma question au libraire au moment d’un récent achat en librairie (un livre de la collection Folio) : « Il n’existerait pas une autre édition? Cette fonte est difficile à lire et la marge, bien trop large. » J’ose à peine imaginer ce qui a dû lui passer par la tête…

Je n’ai rien contre celles et ceux qui restent fidèles au papier (je continue de préférer moi-même le papier pour les beaux livres par exemple). Peu importe sur quel support on lit. Avant le codex (le livre relié), il y a eu le volumen (rouleau);  et avant, les tablettes d’argile. Chaque changement de support, loin de représenter une menace pour l’écriture et la lecture, a contribué à leur explosion et à leur renouvellement. Je ne comprends donc pas l’entêtement d’un géant littéraire comme Milan Kundera, opposé au numérique au point d’inclure dans ses contrats d’édition une clause stipulant que ses œuvres ne peuvent être publiées que sous la forme traditionnelle, comme le rapportait La république des livres :

[…] il me semble que le temps qui, impitoyablement, poursuit sa marche, commence à mettre les livres en danger. […] Voici une image qui, de nos jours, est tout à fait banale : des gens marchent dans la rue, ils ne voient plus leur vis à vis, ils ne voient même plus les maisons autour d’eux, des fils leur pendent de l’oreille, ils gesticulent, ils crient, ils ne regardent personne et personne ne les regarde. Et je me demande : liront-ils encore des livres? c’est possible, mais pour combien de temps encore?

Combien de générations passeront à côté de ce grand auteur à cause de son inexistence numérique? (L’insoutenable légèreté de l’être est un des rares livres que j’ai relu et que je relirai sans doute.)

Bien sûr, Kundera n’a pas tort de s’interroger sur les effets de notre technologie. Il faut s’interroger. D’ailleurs, sur Twitter ou dans la blogosphère, il se passe rarement une semaine, il me semble, sans que quelqu’un aborde sous un angle ou un autre cette question de notre rapport aux nouveaux médias. Nous sommes en période de transition, d’apprentissage. Nous expérimentons encore comment marier la liberté nouvelle qu’offre la technologie avec notre humanité et les impératifs du vivre-ensemble. Le regain d’intérêt pour l’étiquette n’est pas étranger à tout cela.(1)

La liberté, c’est d’ailleurs l’explication que David Desjardins a donnée à sa fille de six ans quand elle lui a demandé pourquoi apprendre à lire.

En sachant lire, tu pourras savoir si on te ment. Tu pourras vérifier par toi-même.

Pour conclure ce billet, je vous propose quelques liens pour voir de belles photos de gens en train de lire :

http://undergroundnewyorkpubliclibrary.com/
http://awesomepeoplereading.tumblr.com/
http://www.flickr.com/groups/reading/

1. Dans Le tour du Monde de la politesse, paru plus tôt cette année chez Denoël, Didier Pourquery constate justement que « au fur et à mesure que dans notre société les incivilités se multiplient, la curiosité pour le savoir-vivre et la politesse fait son grand retour. On édite à nouveau des manuels de savoir-vivre […] ».

Image ci-dessus : Femme lisant, National Media Museum, vers 1890, via Flickr.

Voir aussi :
Pourquoi lire? et L’ancien et le nouveau.

Ma Kobo et moi, encore…

J’ai fait le plein de classiques pour ma liseuse dans la Bibliothèque électronique du Québec, un site géré par Jean-Yves Dupuis. La bibliothèque s’est bien enrichie depuis ma dernière visite, qui remontait à quelques années. Une bonne partie de la collection est même disponible en format ePub à présent.

Si vous êtes à la recherche d’un classique en langue française, c’est une adresse à retenir. C’est là finalement que j’ai trouvé les Contes de la mère l’Oye, que j’avais d’abord essayé de télécharger du site Kobo.

J’adore ma liseuse Kobo Touch, je la trimballe partout. Toutefois, la cyberlibrairie Kobo me déçoit de plus en plus. Par exemple, il est impossible de raffiner la recherche pour afficher seulement les livres d’une autrice ou d’un auteur particulier. Les livres gratuits que j’ai téléchargés en français comportaient de surcroît des erreurs d’affichage. Mon conseil aux francophones bouquinovores : téléchargez vos livrels ailleurs! Où, vous demandez-vous?

J’ai parlé précédemment du site Rue des libraires et de la bibliothèque du projet Gutenberg. Des éditeurs ont leur propre cyberboutique où ils proposent la version numérique de leurs livres (p. ex., L’Interligne), tandis que d’autres se consacrent exclusivement à l’édition numérique (p. ex., Publie.net). De temps à autre, je visite aussi la librairie Immatériel, dont le vaste catalogue comprend des écrits universitaires, des classiques et des œuvres contemporaines (un certain nombre sont gratuits).

Et vous, connaissez-vous d’autres bonnes adresses où télécharger des livrels?

Rêver ensemble

D’où viennent les idées?

Il y a quelques années, Lise Thouin a écrit une très belle fable pour une petite cancéreuse. Dans l’introduction, elle affirmait que les histoires « flottent comme des rubans autour de la planète »; un jour, sans même le faire exprès, elle a tiré sur un des rubans et…

Les idées flotteraient-elles aussi autour de nous? Ne dit-on pas d’une chose en vogue qu’elle est « dans l’air du temps »? C’est à se demander si l’originalité existe vraiment! Selon Jung, nous héritons en naissant d’un inconscient collectif, lequel serait en quelque sorte l’« album souvenir de l’humanité ». Y puiserions-nous continuellement, en temps réel? Bien sûr, pour les sociologues, l’inconscient collectif est un simple « ensemble de normes et de valeurs [sociales] que nous synthétisons dans l’action »; mais s’il était plus? Se pourrait-il que nous rêvions ensemble?

Je m’écarte de mon sujet. Je voulais vous parler d’une idée très précise.

Dans un récent billet, intitulé « L’automne dans tous les états », je suggérais avec une pointe d’humour une nouvelle forme de mécénat littéraire. Qu’elle n’a pas été ma surprise quand je suis tombée sur des autrices et auteurs offrant des programmes de mécénat très similaires à ce que j’avais imaginé! Ils n’appellent toutefois pas cela du mécénat, mais du financement participatif.

Le financement participatif n’est d’ailleurs pas limité au domaine du livre. Par exemple, sur le site français Ulule, un jeune Montréalais propose son projet de café-galerie.

Dans un récent entretien paru dans L’Express, les écrivains Frédéric Beigbeder et François Bon débattaient de l’avenir du livre. Le premier déplorait d’avance la disparition des librairies et bibliothèques. Or, ce n’est pas que la diffusion des livres qui va changer radicalement à cause du numérique, c’est aussi la façon dont on les crée.

L’éclatement des marges : l’avenir du livre selon Kevin Kelly

Je vous parlais il y a quelques jours (voir mon billet du 1er juillet) de la valeur sociohistorique des annotations laissées par des personnalités comme Mark Twain et Thomas Jefferson dans leurs livres, ainsi que des défis que représente pour les archivistes l’avènement du numérique.

Le livre : unité d’attention

Kevin Kelly, l’ex-rédacteur en chef du magazine Wired, conçoit un monde où les annotations (le paratexte) seront libérées des marges et échangées comme des hyperliens. Il redéfinit aussi le concept de livre, qu’il présente non pas comme un objet, mais comme une « unité d’attention ». On peut lire ici une traduction de son article fascinant sur l’avenir du livre.

M. Kelly prédit qu’on n’achètera plus de livres, mais qu’on s’abonnera à des bibliothèques. Tout cela appellera à plus ou moins longue échéance une réforme de la rémunération des autrices et auteurs, point qu’il n’aborde pas.

Modalités de rémunération des auteurs

Il existe déjà au Canada une commission du prêt public (bref historique ici); quiconque a publié peut s’y inscrire afin de toucher des droits sur les exemplaires de leurs livres se trouvant dans les bibliothèques publiques. On reconnaît ainsi que le prêt public réduit les ventes, puisqu’un même exemplaire peut être lu des centaines, voire des milliers de fois. Les programmes de prêt public pourraient offrir des pistes de solution pour la rémunération des autrices et auteurs à l’ère numérique. Le versement des droits alors ne reposerait plus sur la présence d’un exemplaire physique dans les bibliothèques recensées, mais possiblement sur le nombre de téléchargements.

Évolution de l’édition : possibilités et questionnements

Vous lisez des livrels ou utilisez un iPhone? Ne manquez pas l’article fort intéressant d’Alain Beuve-Méry publié dans Le Monde et repris sur Envie d’écrire : « Avec Apple, tout le monde paie ».

Je ne possède pas de liseuse électronique, ni de téléphone intelligent. C’est comme autrice que je m’intéresse aux livrels, qui m’amènent à me poser beaucoup de questions sur l’évolution du livre et de l’industrie de l’édition. Par exemple :

1. À long terme, quelle influence le livrel aura-t-il sur le format et la structure des livres?
Un paragraphe s’étirant sur deux ou trois pages, on en trouve beaucoup dans le roman proustien. Ça ne se fait plus! Sur le Web, les paragraphes doivent compter au plus quelques lignes, sinon les lectrices se lassent. Dans un microbillet de Twitter, une idée se trouve résumée en deux lignes. Et que dire du phénomène des « textos-feuilletons » (les romans SMS ou, en anglais, les mobile phone novels), ces romans écrits et diffusés de manière séquentielle sur les téléphones cellulaires?

2. Créatrices et créateurs continueront-ils à recevoir une juste compensation pour leur travail?
Apple entend prélever 30 % sur toutes les ventes dans sa librairie numérique, le iBookstore. C’est un intervenant de plus dans la chaîne du livre, et chaque intervenant veut bien sûr sa part du gâteau! En fin de compte, que restera-t-il pour les autrices et auteurs? La question apparaît particulièrement pertinente à la lumière du projet de loi c-32, fort critiqué par l’ensemble du milieu culturel parce qu’il menace le droit d’auteur — droit sur lequel repose justement notre compensation.

3. La diffusion du livre passe de moins en moins par les librairies. Comment les bons livres trouveront-ils demain leur public et vice-versa?
À l’automne, Éric Simard commentait le phénomène de la démocratisation du livre et ses conséquences pour la littérature (Chacun son métier #10). Les médias grand public font de moins en moins de place au livre, mais de nouvelles vitrines apparaissent. Parmi ces nouvelles vitrines, il y a les blogues de passionnées et passionnés de lecture. La qualité varie beaucoup de l’un à l’autre, mais l’entrain qui les anime est rafraîchissant. Encore faut-il les trouver, ces vitrines, dans les méandres d’Internet!

Comment enfanter d’une œuvre et lui donner sa liberté?

(Je réponds ici à un commentaire laissé par bgn9000.)

L’œuvre, une fois publiée, échappe au contrôle de sa créatrice.

 Jacques Salomé a écrit :

« Un livre a toujours deux auteurs : celui qui l’écrit et celui qui le lit. »

Lire n’est pas un acte passif. Le passé, les aspirations, les peurs et les croyances de celle ou celui qui lit colore inévitablement son interprétation de l’œuvre. Pourquoi l’adaptation cinématographique des livres que nous avons lus et aimés nous déçoit-elle neuf fois sur dix? Parce qu’elle ne correspond jamais à ce que nous avions imaginé.

De plus, publier, c’est rendre public parfois bien plus qu’on ne soupçonne. On vend nos livres, certes; mais, à travers l’écriture, c’est notre âme que nous donnons, que nous exposons (je paraphrase ici F. L. Lucas, écrivain anglais : « Those who publish make themselves public in more ways than they sometimes realize. Authors may sell their books, but they give themselves away. »). D’ailleurs, Alexandre Vialatte parlait de ses œuvres comme de morceaux qu’il avait détachés de lui-même… Et ces morceaux, le public en fait bien ce qu’il veut. Parfois, même, il les balance dans le bac de recyclage!

 Alors, comment enfanter d’une œuvre et lui donner sa liberté? Choisir d’écrire pour un public (avec les contraintes que cela suppose), c’est d’ores et déjà accepter de donner à l’œuvre sa liberté : c’est accepter que la critique encense ou démolisse votre création; c’est courir le risque que l’on vous prête des intentions que vous n’aviez pas, que vos proches vous voient soudain comme une folle ou une perverse, etc.

 Sinon, on écrit pour soi. Point.

Photo ci-dessus : « Composition autour d’un livre ouvert », Gallica.

Le livrel

Les autrices de langue française sont encore relativement peu nombreuses à s’afficher sur le Web. Je m’en étonne d’ailleurs compte tenu de l’espace réduit que les médias traditionnels accordent de nos jours à la culture. Je vois le Web comme étant à la fois une vitrine sur mon art et un outil de maillage. Grâce à lui, j’ai fait de belles découvertes et rencontres.

En fait, je soupçonne que, dans bien des cas, le manque d’intérêt de mes consœurs pour le cyberespace s’explique probablement par un malaise face à la technologie. Le livre n’est-il pas aux antipodes de l’ordinateur? (La plupart de nous avons grandi le nez dans les livres; faire des recherches signifiait parcourir les tiroirs du catalogue de notre bibliothèque favorite ou l’index de l’Encyclopædia Universalis.)

Cependant, l’ordinateur aura sur l’écrit des répercussions aussi grandes que l’invention de l’imprimerie. La mutation du livre est inévitable. Il reste à voir quelle sera l’ampleur de cette mutation. J’ai abordé plusieurs fois le sujet sur mon précédent blogue (voir L’écrit à l’ère numérique I et II, de même que La lectrice, l’écrivaine et le robot : quand Amazon se prend pour Big Brother).

Jusqu’ici, j’avais toujours envisagé la question sous l’angle de la pérennité de l’écrit (vu la volatilité de la technologie, comment garantir que les écrits numériques demeureront accessibles dans dix ans, cinq décennies, un siècle?), jamais sous l’angle écologique. Sur son blogue, une jeune États-Unienne propose une réflexion très personnelle sur l’empreinte carbonique du livrel — le livre électronique — comparativement à celle du livre traditionnel (To Kindle or not to Kindle, sur Limited Prerogatives). Elle m’a fait réfléchir.

On considère qu’une seule liseuse Kindle peut facilement remplacer une vingtaine de livres par année, ce qui en fait un choix écologique d’après une étude du Cleantech Group. L’industrie du livre traditionnel est polluante : il faut tenir compte de la production du papier, de l’impression, du transport, du retour des invendus, etc. En une seule année, les émissions carboniques attribuables à une liseuse Kindle seraient pleinement compensées; par la suite, l’appareil permettrait des économies moyennes de 168 kg de carbone par année d’utilisation (comparé aux émissions qui résulteraient de la production et de la distribution d’un livre traditionnel). L’étude ne considère pas les autres répercussions écologiques, notamment les matériaux rares qui entrent dans la fabrication de ces produits de haute technologie et le recyclage déficient des composantes à la fin de leur durée de vie utile (Les amis de la Terre ont vivement critiqué la conception de l’iPad, et l’on peut raisonnablement supposer que plusieurs de leurs observations s’appliquent aux appareils apparentés).

Liseuses et tablettes numériques ne sont pas biodégradables; mon vieil exemplaire d’À la recherche du temps perdu, lui, l’est. 

Par ailleurs, le livre traditionnel lui-même pourrait être rendu plus écologique si on l’imprimait sur du papier fabriqué à partir de pulpe de chanvre plutôt que de pulpe de bois.

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