Comme la sauce rouge

Bien sûr, j’ai mes raisons d’en vouloir à 2022. J’ai dû aller un peu trop souvent à l’hôpital me faire palper et radiographier, subir des prélèvements, rabâcher mes antécédents médicaux. « Et cette cicatrice-là, c’est quoi? » Pas certaine. Ah oui, celle-là, c’est la cicatrice originelle : celle laissée par vos confrères quand ils ont jeté un coup d’œil en dedans pour aussitôt refermer et annoncer ma mort à mes parents. Ça fait un demi-siècle. Je n’ai de tout ça que des transplants de souvenirs, que j’ai sciemment négligés parce que, vous savez, j’étais bien plus intéressée par ma vie que par ma mort.

(Transplants de souvenirs? Ma ressouvenance des souvenirs de mes parents et tantes, tels qu’ils me les ont racontés ou que je les ai entendus s’échanger par bribes.)

Bref, mes récentes visites à l’hôpital ont failli me faire oublier en bloc les nombreux cadeaux que j’ai reçus en 2022, dont une bourse d’écriture du Conseil des arts du Canada, le bleu de la baie des Chaleurs, une conversation formidable avec ma filleule dans un parc à Montréal, de même que la fierté d’avoir pu contribuer aux travaux du gouvernement du Canada sur l’écriture inclusive.

Mon journal m’a rappelé toutes les façons dont la vie m’a choyée au cours des douze derniers mois. Elle a été généreuse, la vie.

Avant que je devienne végétarienne, avant que je quitte la Rive-Sud et que je goûte la vraie cuisine chinoise, le summum de l’exotisme consistait en un repas de rouleaux impériaux (egg rolls), de riz frit et de boules de poulet à la sauce rouge. Une sauce aigre-douce. J’adorais les plats aigres-doux.

2022 a été une année aigre-douce. Et elle est aussi un peu tachante, comme la sauce rouge, mais je vais quand même m’en lécher les doigts.

Comment venir à bout des noeuds

Une très belle phrase de Bertrand Gervais m’a happée l’automne dernier :

Le passé est fait de cordes qui tendent à se nouer dans l’obscurité.

Les nœuds qui se forment là, dans l’obscurité, où notre regard ne peut pénétrer, à la longue se serrent et créent de terribles enchevêtrements. Vient un temps où il faut les défaire pour continuer à tisser notre vie.

Je me suis prise — une fois de plus! — dans un tel enchevêtrement. Les émotions que j’avais réprimées faute de ne pouvoir les exprimer ont noué mes muscles. J’ai commencé à tirer sur les cordes une par une. Les nœuds, graduellement, se relâchent.

Cela prend de la patience.

Cela prend du courage — un mot qui m’a longtemps hérissée!

Dans mon journal, je dialogue avec le passé. Je récris les événements et leurs actrices sous de nouveaux angles pour prendre du recul, mettre au jour les interactions souterraines et les torrents d’émotions que j’ai embouteillés.

Je décapsule et laisse couler.

Je ne suis plus la petite fille brisée qui a tant fait pleurer sa mère. Certes, cette petite fille vit encore (avec ses frustrations et ses vulnérabilités) dans le cœur de la femme que je suis devenue. Elle y vivra toujours. Mais quand j’ai plongé dans le regard de mon père hier, j’ai été prise de vertige, parce que, dans ce regard, je me suis vue géante.

Bilans, suites, recommencements

Deux mille douze a encore un parfum de nouveauté. La chatte Leeloo ronronne sur mes cuisses. Je songe à tous les billets écrits au cours de la dernière année, à ceux que j’écrirai au cours des mois à venir. Léon Mazzella surnomme son blogue le « chien », parce que, comme un chien, il exige d’être nourri assidûment.

Au menu de mon blogue, il y a eu de la poésie, des citations, des réflexions sur l’écriture et la langue, quelques envolées sociophilosophiques… Le bilan? Vous avez particulièrement aimé « Ma Kobo et moi [1] », consacré au livrel; toutefois, « Autrice, plaît-il » et « Alchimie » restent parmi vos billets favoris. Ce dernier est aussi l’un de mes préférés, et Marcus McAllister m’a bien inspirée : en 2011, la couleur a côtoyé régulièrement les mots dans les pages de mon journal, où j’ai fait preuve d’une liberté croissante.

Impulser un nouvel élan

Pourquoi sommes-nous tant friandes de bilans et de rétrospectives, y avez-vous déjà songé? Je pense qu’ils peuvent impulser un nouvel élan, voire réveiller comme une gifle les endormies. Le commentaire publié par Mme Bombardier dans Le Devoir du 7 janvier fait, assurément, l’effet d’une gifle. Elle brosse un sombre portrait du présent et de ses « déchaînements haineux qui entraînent les hommes vers la régression, donc vers un nouvel esclavage », mais voit quand même poindre l’espoir :

 En 2012, quelles sont les forces vives de la nation, comme on les désignait jadis? Des jeunes qui échappent aux modes. Des jeunes studieux, affirmés dans leurs convictions, plus ouverts aux autres sans tomber dans le relativisme […] Ce sont aussi les gens qui refusent de vivre en adhérant à une conception simpliste de la politique, des rapports sociaux, qui doutent des vertus des extrémismes […]

Après le réveil, encore faut-il se lever, s’habiller, mettre un pied devant l’autre et, pas à pas, avancer. Il faut donner suite à nos rébellions, à nos idées, à nos rêves et à nos ambitions.

Un moine défricheur au Far West du livrel

Je vous ai souvent parlé du livrel au cours de 2011, et sans doute vous en reparlerai-je en 2012. On ne peut pas écrire aujourd’hui sans s’interroger sur le livrel et son impact sur notre façon de lire. François Bon résume bien :

[…] le numérique a été d’abord un exil ou un contre-territoire, il en est maintenant le territoire même, non par compensation ou revanche, mais simplement parce que tous les usages, musique, sciences, image, la presse même, se sont établies [sic] sur ce territoire.

Par son travail de publication et de transposition, M. Bon fait figure de moine défricheur dans le Far West du livrel. Il vient de publier sur Le Tiers livre un article touffu, mais ô combien intéressant, dans lequel il tente une définition du livre numérique. Je partage son point de vue :

[…] une fois que ces bêtes-là [les liseuses] sont dans votre environnement, vous avez du mal à revenir en arrière vers le papier.

Pour le lectorat francophone, l’offre limitée reste cependant une source de frustration, d’autant que ce qui est disponible en France ne l’est pas forcément de ce côté de l’Atlantique (et il est impossible de télécharger sur le site de la Fnac quand on habite au Canada). Les luttes des minorités linguistiques seront-elles à recommencer dans le cyberespace, supposément sans frontières?

Et si… pudique

Et si j’abandonnais toute pudeur? Depuis des semaines, je mijote un billet sur l’incommunicabilité, mais j’achoppe constamment sur ma peur de trop révéler, parce que ce billet part d’expériences qui ont ravivé de très vieilles blessures.

Et comme par hasard, ce soir, mon journal s’est ouvert à la page où j’avais recopié quelques mots d’un billet publié par mon amie Alison Gresik en juillet dernier (How to Multiply the Meaning in Your Life) :

« You don’t know what my life means until I tell you the story »
[Tu ne peux pas connaître le sens de ma vie tant que je ne t’ai par raconté mon histoire]

Elle y parlait de nos filtres, du courage qu’il faut pour se révéler, du besoin de sens qui habite les créatives ainsi que notre désir de transmettre, de laisser un certain héritage.

Mon journal au lieu d’une aspirine

Comme je le fais souvent pour amorcer ma journée d’écriture, j’ai écrit dans mon journal hier matin. J’y ai parlé d’une invitation qui m’a récemment été faite. À mesure que j’écrivais, mes épaules et ma mâchoire se contractaient; en quelques minutes, j’avais un début de mal de tête.

Mon corps me parle

Parfois mon corps sait bien avant mon intellect ce que je veux vraiment. Il ne s’embarrasse pas de futilités comme les bonnes manières, les obligations sociales, le sens du devoir… Il me révèle mes émotions véritables et me redonne ainsi à moi-même.

L’acte d’écrire dans mon journal me force à ralentir et me permet d’observer les réactions de mon corps. Quand je ne le fais pas, je me retrouve avec bien pire qu’un mal de tête passager. Au contraire, quand j’écoute mon corps, quand j’accepte de faire face à mes émotions plutôt que de les camoufler sous un comprimé analgésique — qu’est-ce que je vous raconte? quand je refoule sérieusement, un comprimé ne suffit pas : il m’en faut plusieurs par jours, pendant des jours, voire des semaines! —, bref quand j’accepte de vivre mes émotions, je peux alors m’en libérer.

Le journal intime comme outil de croissance personnelle

Je tiens depuis des années un journal, outil précieux pour l’écrivaine qui souhaite affiner sa maîtrise de l’écriture. Mais le journal peut aussi être cathartique, et j’exploite davantage son potentiel comme outil de croissance personnelle depuis que je suis tombée sur le livre The New Diary, de Tristine Rainer (paru en 1978, mais toujours pertinent). Une des techniques que j’ai essayée pour la première fois à la suite de cette lecture est celle du « changement de point de vue », qui consiste en quelque sorte à se glisser dans la peau d’autrui afin d’envisager une situation de son point de vue. Une autre technique particulièrement révélatrice est celle du dialogue : il s’agit d’avoir sur papier (ou sur l’écran, si vous tenez un journal numérique) une conversation avec une autre personne (vivante, morte, voire imaginaire), avec une autre partie de vous-même, etc.

En prime, cette exploration émotionnelle fait de moi une meilleure écrivaine puisque, comme le confiait récemment Patrick Nicol à La Presse :

Pour éviter d’écrire des banalités, il faut sortir de l’intellect […].

Et vous, tenez-vous un journal? L’utilisez-vous comme outil de croissance personnelle ou de perfectionnement littéraire?

Billet antérieur sur le journal intime : « Alchimie ».

Alchimie

Je suis fascinée par le mariage des mots et de l’image; par l’alchimie qui se produit quand les mots ne servent plus qu’à expliquer l’image, ou quand l’image devient plus qu’un simple faire-valoir des mots.

L’artiste Marcus McAllister pousse loin cette alchimie dans ses carnets. Peter Gabor, sur Design & Typo, les qualifie d’« autothérapie calligraphico-picturale ».

Ces carnets sont une façon pour McAllister de nourrir sa créativité, voire de provoquer l’inspiration quand elle se fait désirer. Il explique sa méthode de travail dans une entrevue filmée par Cynthia Morris, intitulée The Dreamed Journal (en anglais).

Je tiens depuis l’université un journal intime. Au fil des ans, la forme de ce journal a changé considérablement. D’abord chronique du quotidien, il est devenu une sorte de ramasse-tout où je consigne idées, rêves, réflexions, citations, impressions de voyage ou de lecture, etc. Pour faire bonne mesure, j’y ajoute souvent photos et découpures. Mon rapport à ce journal ressemble à celui de McAllister avec ses carnets : il me sert de tremplin, tout en m’offrant une façon de continuer à écrire quand les circonstances m’empêchent de pratiquer autrement l’écriture. Le noir et le blanc y dominent. Classique. Même la couverture est noire. Cette monochromie a toutefois commencé depuis peu à m’étouffer. J’ai acheté un cahier rose. Je l’entamerai le 1er janvier; cela, qu’il reste ou non des pages à remplir dans mon vieux cahier.

Mais peut-être que le rose ne suffira pas après tout… Marcus McAllister m’a donné envie de couvrir de couleurs les pages de mon journal.

Photos : pages des carnets 68, 70 et 71 de Marcus McAllister,
avec l’aimable autorisation de l’artiste.

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