Mais qui est donc Christine Dumitriu van Saanen?
Vendredi dernier, avant de prendre la direction de Montréal pour un wikithon consacré aux arts littéraires franco-canadiens, j’ai gonflé les pneus de mon fauteuil roulant et nettoyé les moyeux, où vont s’entortiller mes longs cheveux quand ils tombent. J’ai aussi dû changer les roulements, qui ne roulaient plus très bien. Je m’en suis étonnée : ils avaient moins de deux mois d’usure. Puis je me suis rappelé mon équipée dans la neige à Toronto.
Qu’étais-je allée faire dans la capitale ontarienne en plein hiver? Le Salon du livre de Toronto m’avait invitée à titre d’ancienne lauréate du Prix Christine-Dumitriu-van-Saanen. Vous trouverez ci-dessous la petite allocution que j’ai prononcée pour l’occasion. Quant à mon équipée dans la neige, je vous la raconterai, promis — mais il faudra attendre mon prochain billet.
En 2013, quand j’ai appris que j’étais finaliste pour le Prix Christine-Dumitriu-van-Saanen, je me suis aussitôt demandé : mais qui est donc Christine Dumitriu van Saanen?
Dans la salle ce soir, vous êtes sans doute plusieurs à pouvoir répondre à cette question. Peut-être même avez-vous personnellement côtoyé Mme van Saanen. Moi, j’ignorais qu’elle était la fondatrice du Salon du livre de Toronto. À vrai dire, je ne suis pas certaine que j’avais entendu parler du Salon du livre de Toronto auparavant.
J’habite Ottawa, où l’on regarde plus naturellement vers le Québec que vers Toronto. Ma famille est au Québec. C’est là que je suis née, que j’ai grandi et que j’ai fait mes études. Dans mon imaginaire, Toronto c’était l’anglophonie profonde. C’était aussi la ville qui avait ravi à Montréal son titre de métropole canadienne et quantité de sièges sociaux.
Deux-mille-treize. Il y a à peine dix ans, mais ça me paraît tellement loin. Je veux dire, entre-temps, on a vécu la fin du monde — d’accord, j’exagère, la fin d’un monde. Avouez qu’entre la pandémie et la montée de l’ultraconservatisme, qui a fait reculer les droits des femmes de plusieurs décennies aux États-Unis, on a l’impression de vivre dans un roman dystopique de Margaret Atwood.
En 2013, je faisais encore figure de nouvelle venue dans le paysage littéraire franco-ontarien. Jusque là, on me connaissait surtout pour mes chroniques dans À bon verre, bonne table et mes critiques occasionnelles dans Liaison. Mon premier roman avait été un flop, mais mon deuxième, Un jour, ils entendront mes silences, retenait l’attention. Finaliste au Prix des lecteurs Radio-Canada, finaliste au Trillium. Et en octobre, un premier prix : le Prix du livre d’Ottawa.
Tous les éditeurs vous le diront. Les prix, c’est important. Un roman primé voit toujours ses ventes augmenter. Et dans un marché aussi petit que le nôtre, un seul prix littéraire représente parfois bien davantage que les droits d’auteur qu’on touchera sur le livre. Ça aide à acheter du temps pour écrire le prochain.
Quand j’ai appris que j’étais finaliste pour le Prix Christine-Dumitriu-van-Saanen, je n’ai pas voulu m’emballer trop vite. J’étais déjà revenue bredouille de Toronto. On ne peut jamais prévoir les décisions des jurys.
Mais cette fois-là, Toronto m’a souri. Je me souviens de la présence d’Yves Turbide, le directeur général de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français : un phare dans une mer de visages pour la plupart inconnus. Je me souviens aussi d’avoir serré la main de Madeleine Meilleur, qui était alors députée de ma circonscription et ministre déléguée aux Affaires francophones — une alliée importante pour notre communauté.
J’étais la première personne en situation de handicap à remporter ce prix — devenu le Prix Alain-Thomas. J’espère que d’autres suivront et le remporteront à leur tour.
Ce prix, et les autres que j’ai remportés pour Un jour, ils entendront mes silences, ils m’ont aidée à me voir comme une autrice professionnelle. Ce qui m’a donné le courage de négocier avec mon employeur une réduction de mes heures de travail pendant trois mois l’année suivante, afin de pouvoir consacrer plus de temps à l’écriture d’un livre paru depuis sous le titre L’Ordre et la Doctrine, premier tome d’une trilogie d’anticipation féministe. À l’instar de Corinne, l’héroïne d’Un jour, ils entendront mes silences, je pourrais dire :
« Je multiplie les envolées. Je fuis vers des mondes étranges en quête d’une baguette magique. Je m’imagine en naufragée de l’espace, incapable de rentrer sur terre. Mais je reviens toujours sur terre […]. »
Et je reviens toujours à Toronto.
En 2013, en rentrant de Toronto après le gala des Prix Trillium, j’avais écrit dans mon journal :
« Que faire maintenant? Écrire. Continuer d’écrire sauvagement, assidûment. »
C’est encore ce qui m’anime. Je crée sur le papier des mondes, des univers étranges ou différents, et je vous y convie — vous, lectrices et lecteurs. Et quand notre rencontre dans le silence de la lecture, par magie, fait jaillir une émotion ou allume quelque chose en vous, ça n’a pas de prix.