La vallée du temps qui passe

Certaines morts passent inaperçues; quelques-unes chamboulent votre vie comme un ouragan; d’autres sont comme un verre d’eau glacée qu’on vous lance au visage.

La mort de Jean-Marc Vallée m’a saisie comme un verre d’eau glacée ce matin.

Je n’ai jamais connu le cinéaste autrement que par ses films (Café de Flore m’a hantée longtemps). À peine six ans nous séparaient. Six ans, c’est bien peu. Il m’a fallu davantage pour achever mon second roman.

Soudain j’ai l’impression qu’il reste trop peu de temps devant moi pour écrire toutes les œuvres que je porte encore dans mon cœur et dans mes trippes — celles dont je suis consciente (et dont j’ai déjà esquissé le squelette) et celles que je pressens à peine.

On ne meurt plus

Passage censuré. Mot interdit. La cliente est on ne peut plus claire : je dois trouver une formule moins indécente, exit le mot « mort »! Je note cet ajout à la longue liste de ses directives de rédaction.

On ne meurt plus. Voilà qui explique l’invasion de zombies.

Pourtant, comme l’a si bien dit Paulo Coelho :

En général, la mort fait que l’on devient plus attentif à la vie.

Les relents de mort du printemps

Dans les coins sombres, les dernières langues de neige grise ont disparu. Des relents de pourriture s’échappent ici et là du sol gorgé d’eau. Sous le tapis brun des feuilles de l’an dernier, des pousses vertes bataillent pour leur place au soleil; elles se nourrissent de cette matière en décomposition. Le temps est venu d’entreprendre mon ménage du printemps. Pas de chiffon, seau ou vadrouille. Juste mes doigts nus pour mater le chaos de papier dans mon bureau et supprimer les fichiers périmés dans le nuage ou l’ordinateur.

En faisant le ménage de mes courriels, je tombe sur une citation de Jean-Jacques Pelletier envoyée à une amie il y a quelques mois :

 Tous les gens sont des cimetières vivants. Ils sont le résultat de désirs de gens qui sont morts. Ils ont été encouragés et nourris par des gens qui, souvent, ont disparu. Ou qui vont disparaître. Ils ont été blessés et traumatisés par des gens qui ont disparu. Ils désirent encore des gens qui ont disparu… ou qui sont voués à disparaître. Eux-mêmes, souvent, sont en train de mourir à toutes sortes de choses, à toutes sortes de relations… ou sur le point de mourir tout court 1.

Je pense justement à mes morts ces jours-ci. Ceux qui reposent sous la terre au cimetière et les autres — dont une ou deux fausses croyances, et mon espoir d’arriver à lancer un nouveau roman dans un délai d’au plus cinq ans après la parution d’Un jour, ils entendront mes silences. Cinq ans, c’est le chiffre magique, dit-on. Le public se souvient encore de vous; et, bien sûr, vous voulez qu’il se souvienne de vous, le public : ainsi, à sa librairie favorite, en voyant votre nom sur une couverture dans le présentoir des nouveautés, la lectrice ou le lecteur étendra la main pour palper le livre, le renifler…

Parmi les fausses croyances que j’ai laissé aller, il y a celle voulant qu’une écrivaine digne de ce nom doive terrasser seule le dragon du doute. Il est immense le doute et de même ses crocs, capables de broyer bien des projets. Alors, si j’ai besoin de renfort, pourquoi n’en demanderais-je pas?

Ce renfort, je l’ai trouvé dans le courriel d’une amie, la même à qui j’avais envoyé la citation de Pelletier — une héroïne aux oreilles et au cœur grandissimes :

Heroes didn’t leap tall buildings or stop bullets with an outstretched hand; they didn’t wear boots and capes. They bled, and they bruised, and their superpowers were as simple as listening, or loving 2.

Tout vient à point selon le plan de Dieu — la Déesse, l’Univers, le Grand Manitou ou, comme je l’ai appelé dans ce roman que vous lirez peut-être un jour, Déité. Le dragon dort pour l’instant. Je vais en profiter pour écrire.

Notes
1. Jean-Jacques Pelletier, Le Bien des autres, tome 2, Éditions Alire, 2004.
2. Jodi Picoult, Second Glance: A Novel, Washington Square Press, 2003.
Traduction : « Les héros n’avaient pas la faculté de bondir par-dessus les édifices ou de faire écran aux balles des revolvers simplement en tendant la main; ils ne portaient ni bottes ni cape non plus. Les héros saignaient, ils avaient des ecchymoses et leur pouvoir, c’était tout simplement de savoir écouter ou aimer. »
Image : Illustrations de Calendrier et compost des bergiers. La grant danse macabre, gravure sur bois, anonyme, 1531 (des archives numériques de la Bibliothèque nationale de France).

Vingt-deux ans

« Seul on peut aller vite.
Ensemble nous irons plus loin. »
— Yann Perreau

Une partie de moi est restée là, figée à jamais dans cet instant.

J’ai vingt-deux ans. Je viens de terminer mon baccalauréat. Dehors, les pelouses sont vertes et les rudbeckies exhibent au soleil leurs grandes corolles jaunes.

Je suis assise au chevet de ma mère, dans une chambre sombre et climatisée où l’on va et vient à pas feutrés. Je suis là pour faire mes adieux. Je ne sais pas exactement combien de jours ou d’heures nous avons, mais je sais la fin imminente. Maman enveloppe tout d’un regard serein, malgré la douleur qui tire ses traits.

Aimer, c’est aussi accepter de laisser partir.

Ce moment, elle a commencé à m’y préparer dès que j’ai su parler, je pense. Elle a tant craint que, sans elle, je sois reléguée à la crasse institutionnelle, comme si elle savait d’avance que la mort nous séparerait tôt. Elle m’a appris l’autonomie, à ne jamais demander aux autres de faire à ma place ce que je pouvais faire moi-même.

J’ai depuis appris que l’autonomie n’est qu’une illusion; une illusion qui nous rend malades et fous, d’ailleurs. Nous sommes, toutes et tous, interdépendants. Vous connaissez quelqu’un, vous, qui fait pousser ses aliments, les prépare et forge ses propres outils après en avoir miné les métaux? Certaines personnes construisent des maisons, d’autres aident leurs congénères à composer avec leurs phobies ou les dérident avec de bonnes histoires.

Au plan affectif, aussi, nous sommes interdépendants. Notre bonheur et notre équilibre sont intimement liés à notre capacité d’entrer en relation avec les autres.

La mère d’une amie a été hospitalisée il y a quelques jours; les hospitalisations se succèdent. Alors, naturellement, la mort s’est invitée dans notre conversation. L’espace d’un instant, j’ai eu à nouveau vingt-deux ans.

Mon amie et moi sommes sans enfants.

— Tu crois qu’il y aura quelqu’un à notre chevet? m’a-t-elle demandé.

Au chevet de ma mère, il y avait aussi ses amies.

Sans doute meure-t-on comme on a vécu.

Le don de la mort

Nous sommes déchirés par des pulsions contradictoires.

L’humain […] porte à la fois en lui le goût de vivre et l’instinct de la mort, l’ombre et la lumière, l’espoir et le désespoir(1).

La question du suicide assisté a refait surface dans les journaux il y a quelques jours. Une autre Britanno-Colombienne atteinte de sclérose latérale amyotrophique réclame, comme Sue Rodriguez avant elle, le droit de mourir avec l’aide de son médecin.

Embrouillaminis

Les médias embrouillent encore le débat en mettant dans le même panier les personnes qui militent pour le suicide assisté et celles qui dénoncent l’acharnement thérapeutique. J’ai déjà écrit sur le sujet, je ne vous resservirai pas la même salade. J’écrivais aussi plus tôt cette année que la sagesse réside parfois dans l’inaction, une voie contraire à la pensée technique(2) qui caractérise notre civilisation. Aimer quelqu’un, enseigne Stephen Jenkinson(3), c’est l’aimer jusque dans sa mortalité.

Leçons d’une mourante

Je pense qu’il faut avoir regardé la mort en pleine face, l’avoir toisée dans toute sa misère et sa splendeur pour prendre conscience du don fabuleux qu’elle nous offre, c’est-à-dire ce qu’elle nous apprend de la vie. Les gémissements de ma mère mourante, je ne les ai jamais oubliés, bien sûr. Surtout, je me rappelle le calme sur son visage quand ma sœur et moi prenions la guitare et jouions pour elle, la vastitude de son regard quand elle parlait à mon père. Dans sa chambre à la maison, transformée en un cocon d’amour par la solidarité de nos amies et de la parenté, le temps s’est souvent arrêté.

On s’étonne parfois du feu qui m’habite. Je croise au travail, dans l’autobus et dans les rues de cette ville tellement de morts-vivants, de pauvres hères qui parcourent sans entrain leur vie, yeux et poings fermés. Enfant, j’ai frôlé la mort. Au début de ma vingtaine, je l’ai regardée prendre ma mère, lentement, inéluctablement. De là vient, je pense, mon désir ardent de vivre la vie dans toute sa plénitude. Jusqu’au bout.

Sylvain Trudel a écrit : « c’est dans l’épreuve qu’on vient vraiment au monde » (4). Tels propos auraient enragés la jeune adulte que j’étais. Maintenant, je sais que c’est absolument vrai. Les arbres les plus solides ne sont pas ceux qu’on a tuteurés et abriés.

Une mort propre

Dans notre société, on cherche à balayer le plus vite possible la mort sous le tapis ou, à tout le moins, à la rendre « propre » — au point qu’elle en devient méconnaissable. Or, c’est justement la mort, la finalité de notre existence incarnée, qui bien souvent nous révèle le sens de la vie et nous enseigne ce qui a vraiment de la valeur. Là se cache aussi la clé (certes, parfois un brin oxydée ou rouillée) du bonheur.

[…] le bonheur étant cet équilibre impondérable entre « la détresse et l’enchantement » que l’homme atteint en s’abandonnant au mouvement même de la vie(5).

1) « Commencer par le bonheur », dans L’Actualité du 15 octobre 2010. Article de Pierre Cayouette à propos du livre d’Yvon Rivard intitulé Une idée simple, paru chez Boréal. Un aperçu de cet essai est disponible ici.
2) Au sujet de la pensée technique, je vous invite à lire la leçon publiée en 2006 par Serge Carfantan à l’adresse http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/technq3.htm.
3) J’ai parlé de Stephen Jenkinson dans un billet publié en mars 2012. Pour en savoir plus sur son travail, visitez son site Orphan Wisdom (en anglais seulement).
4) Sylvain Trudel, Du mercure sous la langue, Montréal, Les Allusifs, 2005.
5) Yvon Rivard, Une idée simple, Montréal,Boréal, 2010.
%d blogueurs aiment cette page :