Hérésies fécondes

C’est une chose de refuser les menottes vaugelassiennes1, d’insister pour nommer les femmes par leurs noms partout où elles sont — citoyennes, premières ministres, mairesses, camionneuses, charpentières, etc. C’en est une autre d’arriver à développer une pensée qui n’utilise pas le mâle et la masculinité comme points de référence explicite ou implicite.

À quoi ressemble une telle pensée? À quoi ressemble une pensée matriarcale? Elle s’enracine dans la fécondité et la coopération, plutôt que la concurrence et l’amassement2. Son modèle est celui de la nature, infiniment généreuse (en effet, on sait maintenant que même les arbres échangent entre eux des nutriments).

Le passage de la concurrence à la coopération nécessite un changement de vocabulaire3. Ainsi, j’ai constaté en rédigeant mon nouveau roman que les mots que je cherchais n’existaient pas toujours en français ou que j’allais devoir redéfinir certains mots courants, comme « homme ».

Croyez-vous, dit l’Euguélionne, que ce soit par manque d’imagination s’il n’y a, dans la plupart de vos langues modernes, qu’un seul terme pour désigner le mâle et l’espèce?4

Redéfinir des mots? En inventer? Hérésie.

Mon éducation m’a conditionnée à être esclave du dictionnaire, pas à l’ignorer!

Bien sûr, ce n’est pas d’hier que les autrices (et les auteurs, aussi, bien sûr) inventent des mots ou s’amusent à en trafiquer le sens. Il faut tout de même beaucoup de front pour s’en prendre à ce mot-là. Car, après tout, la Bible a placé l’homme au centre de tout.

Développer une pensée  qui n’utilise plus la masculinité comme point de référence, m’approprier le langage en inventant au besoin les mots qui manquent pour dire ce qui cherche à s’exprimer à travers moi, tout cela a fait partie de ma longue et titillante démarche pour trouver ma voix.

1. De Vaugelas, grammairien du XVIIe siècle, auteur des Remarques sur la langue française.

2. Heide Goettner-Abendroth, « Matriarchal Society and the Gift Paradigm — Motherliness as an ethical principle », Women and the Gift Economy, Inanna Publications, 2007, p. 100.

3. Dans Women and the Gift Economy, Genevieve Vaughan cite un certain nombre d’expressions pour illustrer comment la langue courante privilégie des images qui véhiculent la violence ou l’indifférence plutôt que de suggérer la fécondité et la protection (p. ex. « light hits the retina »). En français, les exemples qui me viennent incluent « coup de foudre », « tomber en amour », « donner un coup de main ».

4. Louky Bersianik (Lucille Durand), L’Euguélionne, 1976.

Image : détail d’une image de la collection Bouquets et frondaisons. 60 motifs en couleur, de A. E. Séguy, depuis les archives numériques de la bibliothèque publique de New York.

Démenottée

Simone Veil est décédée le 30 juin. Elle a défendu le droit à l’avortement en France dans les années 70.

Une génération de féministes s’éteint, mais le combat se poursuit.

La langue a été ma voie d’accès au féminisme. C’est logique, vu que le langage est mon matériau premier comme autrice et traductrice. Le hasard (ou serait-ce la providence?) a voulu que je doive fréquemment traduire pour des institutions qui avaient pour politique de féminiser les textes.

La curiosité m’a poussée à vouloir comprendre la raison d’être de telles politiques. J’ai lu les linguistes, de Céline Labrosse à Éliane Viennot. Leurs propos ont fait naître en moi une juste colère, nourrie par de nouvelles lectures, dont plusieurs avaient une portée sociale, voire économique. À cause de ces lectures, j’ai pris conscience de l’emprise du patriarcat sur ma pensée et ma vision du monde.

Je soupçonnais bien qu’un carcan de traditions et de préjugés m’emprisonnait et que je portais des menottes jusque dans ma tête.
— Benoîte Groult

J’ai pensé que mes neurones allaient disjoncter quand je me suis mise à lire les travaux de chercheuses et penseuses comme Genevieve Vaughan et Heide Goettner-Abendroth sur les sociétés matriarcales, parce que les réalités qu’elles décrivaient étaient complètement étrangères à la mienne. Quand Lennon chantait « Imagine all the people sharing all the world », il poétisait, la tête dans les nuages. Ces femmes, elles, exposaient en termes concrets des réalités qui existent ou ont existé, un mode de vie fondé sur le don et l’entraide plutôt que la propriété privée, où le masculin ne l’emportait plus sur le féminin.

Voyant ses certitudes patriarcales menacées, mon esprit a cherché à tout nier à coups de « oui, mais… ». En vain.

Les menottes sont tombées. Je ne vois plus le monde comme avant et ne l’écris plus comme avant non plus. Comment cette liberté se traduit-elle au juste dans mes projets d’écriture en cours? Ce sera le sujet de mon prochain billet.

Image : détail d’une soirie japonaise, Gallica.
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