Taxonomie des quatre-roues

En cette semaine de Paralympiques où l’on peut justement admirer de fort jolis quatre-roues à l’œuvre sur les pistes et dans les gymnases londoniens, je vous présente un texte rescapé du bac de recyclage…

Bicyclettes, voitures, cyclomoteurs, patins à roues alignées et fauteuils roulants augmentent tous la mobilité. Ils ont aussi un autre point commun : pour qui sait bien regarder, ils peuvent en dire long sur l’identité de leur propriétaire.

Il y a un monde entre l’avocat qui pavane en Porsche et la serveuse de la pizzéria qui se traînasse dans une sous-compacte de dix ans. Je ne m’étendrai pas sur le sujet de la voiture comme vecteur identitaire (ou comme objet de « standing », si vous préférez). Je n’en possède pas et n’ai aucun intérêt pour la chose. Non. L’aide à la mobilité dont je souhaite ici vous entretenir est le fauteuil roulant, ou quatre-roues, de plus en plus courant sur les trottoirs d’Ottawa (une conséquence du vieillissement de la population, sans doute). Au fil du temps, j’ai jeté les bases d’une taxonomie, qui comporte à ce jour cinq classes.

La première est celle des tapeculs servant au transport intrahospitalier, invariablement trop grands ou trop petits et souvent brinquebalants. Si à l’étourdie l’occupante décide d’aller prendre l’air, elle sera secouée comme un tapis battu au fer à chaque crevasse, lézarde ou bosse rencontrée. Les tapeculs ne sont pas faits pour la vie au-dehors : leurs roues à bandage plein n’absorbent que peu ou pas les chocs. Par bonheur, personne n’y reste assis bien longtemps.

La deuxième classe est celle des minimalistes. Il s’agit de fauteuils réduits à leur plus simple expression; d’ailleurs, il serait plus juste de parler de chaises dans ce cas. Sobres et autopropulsés, ces engins roulants ont été conçus pour se fondre discrètement dans le sillon de la normalité. Ils présentent entre autres caractéristiques des pneus à haute pression et un châssis ergonomique sur mesure, fabriqué à partir des alliages les plus légers. Ici, le métal fait presque un avec la chair, et de leur symbiose, émerge une créature hybride, aux mouvements fluides. Les minimalistes et leurs propriétaires passent aux yeux de certains pour la bourgeoisie du monde handicapé. Qui dit bourgeoisie dit moyens supérieurs. Il n’est donc pas étonnant que les minimalistes aient engendré une sous-classe : celle des véhicules autopropulsés à usage spécifique, comme les chaises de course, de tennis ou de rugby (alias « murderball », ci-dessous).

Je ne m’y attarderai pas davantage, cette taxonomie ayant pour objet premier les quatre-roues que l’on croise d’ordinaire sur les trottoirs d’Ottawa (ou à côté).

La troisième classe de ma taxonomie, celle des salons-mobiles, se situe aux antipodes des minimalistes. En société, leurs propriétaires aiment mieux prendre leurs aises que d’essayer en vain de camoufler leur différence. Convivalité et confort sont leurs mots d’ordre. En plus de leur dossier capitonné, les salons-mobiles cumulent les accessoires utilitaires et hédonistes, tels que support à verre, poche pour magazines et jetée crochetée. La zappette est remplacée par une manette commandant un moteur électrique rechargeable, capable d’atteindre la vitesse surprenante de dix kilomètres à l’heure. Le métal, ici, disparaît sous une carrosserie de plastique luisante et colorée. Dans un salon-mobile, on peut prendre son café en pleine rue aussi douillettement que chez soi : « Tirez-vous une bûche qu’on jase! » Les pneus ont la taille de ballons de basket et sont, en général, à moitié dégonflés, parce qu’au salon, pompes et compresseurs sont bien loin des sujets de préoccupation — sauf, peut-être, dans le salon d’un garagiste!

Le moteur caractérise aussi les carrosses, proches parents des cyclomoteurs, mais dotés de trois, voire quatre roues montées sur une base rectangulaire qui supporte un siège pivotant. Les conductrices et conducteurs de carrosses préfèrent la rue aux trottoirs. Leur nécessaire de sécurité routière comprend généralement un drapeau orange et des bandes de ruban réflecteur, judicieusement positionnées pour les excursions se prolongeant jusqu’à la brunante. À cela s’ajoutent un panier de transport, pour les provisions, et un rétroviseur. En ville, on peut en voir à l’occasion garés à l’extérieur d’une binerie ou d’une brasserie.

Enfin, il y a les fauteuils à PAB (c’est-à-dire, à propulsion assistée par bipède), plus proches de la civière que du véhicule routier. Dossier inclinable, repose-pieds amovibles à positions multiples et appuie-tête rembourré figurent parmi les éléments les plus communs de cette classe, auxquels se greffent divers accessoires fonctionnels ou médicaux, tels que table ou support pour respirateur. Avec leurs réglages multiples, les fauteuils à PAB représentent le summum de la polyvalence.

Pour conclure cette taxonomie, un conseil à l’intention des non-adeptes : le fauteuil n’est pas un sujet de rechange à la météo pour engager la conversation dans l’autobus ou dans une file d’attente; surtout, ne demandez pas à la propriétaire d’un minimaliste pourquoi elle n’opte pas pour un modèle motorisé, et vice-versa — les quatre-roues, comme les goûts, ça ne se discute pas.

Le luxe de l’accessibilité

Avez-vous vu le film Intouchables? J’ai adoré, et je ne suis pas la seule. Par un chaud après-midi de juillet, je me suis stationnée dans la salle merveilleusement vieillotte du Bytown pour le regarder en me gavant de maïs éclaté.

J’ai repensé à ce film ce matin en me disant que, lorsqu’on vit avec un handicap, ça aide d’avoir des ressources financières quasi illimitées. Je venais de passer un certain temps sur Internet et au téléphone afin de trouver une chambre d’hôtel à Montréal — une chambre avec salle de bain pleinement accessible. Des amis m’avaient recommandé un établissement offrant des chambres à un prix raisonnable au centre-ville, mais, vérification faite, on n’y trouve pas de chambres  « adaptées » à proprement parler. J’ai donc dû me tourner vers un hôtel plus cher. L’accessibilité, semble-t-il, est encore un luxe.

Pourtant, s’il y a une chose qu’Intouchables enseigne, c’est qu’on a davantage à gagner de la solidarité que de l’exclusion.

Force et différence

Ce printemps, le jour de mes quarante-trois ans plus précisément, j’ai ouvert au hasard le recueil de poésie qui traînait sur le sofa. Je suis tombée sur ces vers magnifiques, à la page… quarante-trois :

Reconnais dans mes yeux la violence
de ceux qui portent
les espoirs du monde

Dans la fièvre
aux tracés de soi
une fleur ouverte
ne peut plus se refermer

— Nicole V. Champeau, Tendre capture, Éditions du Vermillon, 1993, p. 43.

À quarante-trois ans, de fait, je ne suis plus un bouton, une fleur en puissance qui s’interroge sur la couleur et la forme de ses pétales, l’ampleur de sa corolle ou la solidité de sa tige. Je suis arrivée à maturité, je sais exactement quel genre de fleur je suis.

Voilà sans doute pourquoi, quand j’ai transmis ma notice biographique aux Éditions David plus tôt ce mois-ci, j’y ai non seulement fait mention de mon handicap, mais aussi de son origine.

Jusque-là, j’avais eu trop peur que l’ombre du fauteuil roulant ne diminue l’écrivaine. Je redoutais l’« étiquetage ». Certes, j’avais bien fait allusion à mon handicap ici et là, notamment à travers une photo qui apparaît sur ce blogue au bas de la rubrique « À propos ». J’y avais fait allusion, mais ne l’avais pas abordé de front*.

Or, ce n’est pas en niant leur différence que Dany Laferrière et Kim Thúi ont conquis le cœur de lectrices et lecteurs, c’est en l’embrassant. Dans ma différence réside aussi ma force.

* Je me suis beaucoup reconnue dans les propos du chroniqueur Stéphane Laporte et je vous encourage à lire ses textes « Handicapé » et « La révolution des handicapés », dans lesquels il aborde sur un ton incisif ses propres réticences à s’assumer comme personne handicapée et la perception des handicaps dans notre société.

Un jour, ils entendront mes silences

Depuis le temps que je brûle de le faire, je peux maintenant l’annoncer officiellement : je publierai cet automne un nouveau roman aux Éditions David. Il a pour titre Un jour, ils entendront mes silences.

Au fil des mois et des ans, je vous ai parlé à quelques reprises du projet (notamment, ici et ici), que j’avais provisoirement intitulé La roseraie des transformeurs. Le projet est maintenant devenu réalité. Vous pourrez le tenir entre vos mains en octobre.

J’espère que vous aurez plaisir à faire la connaissance de Corinne, l’héroïne de ce livre : une enfant différente. Elle m’a fait vivre bien des émotions!

Je vous tiendrai au courant à mesure que se préciseront les détails de la parution d’Un jour, ils entendront mes silences.

Excès de compassion

J’essayais depuis quelques jours de trouver la motivation d’écrire. C’est finalement l’indignation qui m’a ramenée au clavier.

Voyez-vous, je viens de découvrir une autre horreur commise au nom de la compassion. En effet, aux États-Unis, on invoque aussi la compassion pour interrompre la croissance d’enfants handicapés, allant jusqu’à l’ablation de l’utérus et des seins naissants chez les filles. Le cas le plus médiatisé est celui d’Ashley*.

Les instances internationales décrient les mutilations génitales en des termes on ne peut plus sévères. L’UNICEF soutient qu’elles « renforcent les inégalités subies par les filles et les femmes et constituent une violation des droits universellement reconnus de la personne humaine, notamment du droit à l’intégrité corporelle […] ». L’arrêt de croissance, tel qu’on commence à le pratiquer chez les filles handicapées, est une mutilation encore plus grave.

Ashley n’est plus une enfant, mais elle n’est pas davantage une femme et ne le sera jamais. On l’a repoussée aux confins de la marginalité; en somme, elle n’est maintenant définissable qu’en fonction de son handicap ou de sa mutilation. Les médecins français parlent d’une enfant bonsaï.

Jusqu’où ira notre obsession du contrôle? La capacité d’agir ne doit pas toujours se traduire en action; parfois la sagesse réside dans l’inaction.

* Voir l’article paru dans The Guardian le 15 mars 2012 (en anglais, assorti d’une entrevue avec le père d’Ashley) ou celui publié sur Psychomédia le 5 janvier 2007.

La compaticiée

Ce soir, Tout le monde en parlait revenait sur l’affaire Latimer — l’histoire sordide d’un fermier saskatchewanais qui, soi-disant pas compassion, a tué sa fille handicapée.

J’ai écrit le poème qui suit en l’honneur de cette enfant, appelée Tracy, exécutée à douze ans. J’en ai publié un extrait sur mon ancien blogue, mais je vous l’offre ce soir dans son intégralité, à la mémoire de Tracy Latimer et des autres enfants compaticiés.

Tracy
gardienne de tous les secrets
nul ne connut jamais les tiens
énigme celée dans une enveloppe de chair
ton sourire aurait pu, qui sait,
inspirer le prochain de Vinci

 *

tu as dédaigné ramper
indigne activité à la portée de tout bébé
tu n’as davantage parlé
le langage des hommes
dans sa grossièreté
n’eut pu dire l’infinitude lumineuse
reflétée dans tes yeux 

tu aimais les feux de joie, la musique et le cirque
a-t-on dit sous serment

 intime du bistouri
triturée et remodelée sans approcher
— hélas! soupira-t-on
les canons d’efficience et de normalité
à ton rythme tu grandis
libre de l’emprise des mondanités
sur une ferme des Prairies
donnant bon gré mal gré pendant douze années
un sens à la vie de ceux qui te l’avaient donnée
cadeau

*

cadeau donné ne reprend, telle est la règle
ton père le fit pourtant un matin d’octobre
ta mère partie à l’église
n’avais-tu pas commis le pire des crimes,Tracy?
tu étais coupable, oui
tu avais trahi ses attentes
blessé sa fierté de géniteur
faute d’imagination incapable
d’entrevoir une existence
autre qu’à hauteur de la sienne
il geignait dedans
ta vue
jour après jour
tournée dans son intangible plaie
un fer

de ta hanche disloquée ou de sa déception
d’où émanait en vérité la pire douleur
celle qui lui fit rompre le contrat sacré entre père et fille
qui le contraignit
à insérer la clé dans le démarreur
qui fit planer sur les champs dénudés le spectre d’Auschwitz?

la souffrance qu’il lut dans tes yeux
était-elle tienne ou reflet de celle qui le rongeait vivant?
charité bien ordonnée commence par soi-même
par compassion il élabora plusieurs scénarios :
valium, pistolet, incendie
et finalement très compatissant
choisit le monoxyde de carbone
pour ton rendez-vous avec l’oubli

*

à son retour
ta mère découvrit au lit ton cadavre
le deuil commencé à ta première inspiration finit

si à chaque être sa mission
alors la tienne, Tracy
commença ce jour-là

rejetée au contrôle de la qualité
miroir tu devins
haut miroir pour un pays entier
la question sur des millions de lèvres serinée : dis-moi
comment mesurer
la valeur d’une vie ?

*

quinze ans plus tard
cet infanticide que
la gent bipède excusa
majoritairement selon les sondages
pour cause de stress (euphémisme d’eugénique)
ton père, point ne s’en repent
devant la commission de libération
convaincu de sa droiture
il répète sa profession de compassion

en proie à d’étranges contractures mentales
des éditorialistes transmuent en victime
l’auteur du crime
ajoutant ainsi l’injure à ta sentence
jusqu’au bout pousseront l’inhumanité
heureusement que Sa Majesté
pratique la compassion sans fauche ni camion

*

contre une vie
sept années de captivité

mais le débat se poursuit
porté par ton nom
Tracy

Robert t’a-t-il suicidée
et redonnée la mort que les sarraus-blancs
t’avaient volée? a-t-il secouru ta personne
en danger de torture
et mutilation médicale à perpétuité?

ou Robert a-t-il plutôt dérobé le souffle précieux,
le nectar des mystères existentiels et mortels
que l’on distille au fil des jours, des soirées du hockey,
d’émissions de radio et d’autres banalités

ton sourire me hante, Tracy
il me souvient les jours de grande noirceur
lorsque je contemplais les abîmes
avec l’envie de m’y abîmer
on ne m’y a pas poussée
ainsi le fil ténu de ma vie
ce fil condamné à s’effilocher
et à casser prématurément
tient bon quarante ans plus tard

*

dans les rues d’Ottawa
conditionnellement
va l’assassin
— ou selon certains le sauveur

dans les journaux, les bureaux, les lobbys
il réclame un nouveau procès
qu’une fois pour toutes
les toges statuent sur ta valeur

crever l’abcès
extirper le mal
à coup d’acharnement judiciaire s’il le faut
mettre ta vie en morceaux
car ainsi finissent les miroirs
en sept, cent, mille éclats réfléchissants semés
aux quatre vents dans les yeux
de nos frères et sœurs de la roue
posés sur l’impénitent
pour trouer l’oubli
ressusciter la douleur
que le gaz avait engourdie

alors l’énigme
dans toute sa beauté
pourra se révéler

« La compaticiée » est un poème de mon recueil Visages d’Elle.

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