Écrire c’est… [39]

Écrire c’est se corrriger.

Quand j’écris, je traduis la langue inadéquate de mes pensées et de mes affects. Ecrire, c’est se corriger à l’infini.

— Olivier Cadiot

Certes, corriger le texte (pour en améliorer la structure et le style, pour débusquer les fautes de grammaire et les impairs); et parfois, à travers lui, aussi corriger ma pensée.

Les mots jouent, sur la pensée, le même rôle que la lune sur les marées.

— Armand Gatti


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Souvenirs de tempête

Les derninères langues de neige ont fini de fondre dans mon quartier. Les tulipes ont commencé à ouvrir leurs coroles. C’est le printemps à Ottawa, mais le mois dernier, j’ai promis de vous raconter mon équipée dans la neige à Toronto.

Alors, voilà…


J’avais passé la semaine à regarder les prévisions météorologiques : on annonçait 15 à 20 cm de neige pour Toronto, mais des températures proches du point de congélation. Au centre-ville, les flocons fondraient probablement au contact du béton.

J’étais dans l’auditorium de l’Université de l’Ontario français quand j’ai vu les premiers éclairs déchirer la nuit torontoise, par-dessus la sculpture rivière qui surplombe le passage piétonnier entre les rues Lower Jarvis et Richardson. Était-ce une illusion d’optique? J’avais déjà prononcé mon petit laïus. La neige commençait à former un tapis blanc. J’ai décidé qu’il valait mieux que je devance mon départ.

J’ai sorti mon téléphone et appelé la compagnie de taxi qui devait me conduire à l’hôtel (j’avais réservé la veille), puis je suis allée attendre à la porte. Trente minutes, quatre-vingt-dix minutes, deux heures se sont écoulées tandis que les éclairs continuaient à fendre périodiquement le ciel et que le couvert de neige épaississait à vue d’œil. Plusieurs fois, j’ai rappelé la compagnie de taxi. Chaque fois, on m’a répondu la même chose : on cherche un véhicule. Enfin, peu après 21 h (l’heure de ma réservation originale), un top discret m’a signalé la réception d’un nouveau message texte. C’était la compagnie de taxi. Le message comportait deux mots seulement : « NO van ». Pas de véhicule adapté.

J’ai appelé chacune des compagnies de transport adapté dont j’avais noté le nom dans mon téléphone. Aucune n’avait de véhicule en service. J’avais faim. Je n’avais presque rien mangé de la journée. Le repas servi dans le train avait été infect : des nouilles sèches et trop cuites avec quelques bouts de légumes.

Entretemps, quelques personnes m’avaient rejointe au bord de la porte, dont Michèle Laframboise, une consœur autrice de science-fiction. Dans le groupe, une seule avait un véhicule : un utilitaire sport. Avec un peu d’aide, j’aurais réussi à prendre place dans une berline, mais pas un utilitaire sport. Que faire?

La distance entre l’université et l’hôtel était de 2,3 kilomètres environ. Michèle a proposé de me pousser avec l’aide de S. Ça semblait la seule option. Nos sacs sont partis dans l’utilitaire sport; nous avons boutonné nos manteaux et entamé notre périple. Je n’ai pas regardé l’heure. J’imagine qu’il était autour de 21 h 30.

Je n’étais pas habillée pour une excursion hivernale. S. non plus : elle portait robe et bas de nylon avec des baskets blancs et n’avait même pas de gants. La neige était collante; son épaisseur atteignait déjà 15 centimètres. L’avancée était lente. S. et Michèle poussaient ensemble, l’une à ma droite, l’autre à ma gauche. Heureusement, j’avais ma Freewheel — une grosse roue placée à l’avant de mon fauteuil, lui conférant plus de stabilité en terrain inégal.

La montée de Lower Jarvis a été difficile; nous avons fait une première pause dans un café après pour nous réchauffer et récupérer. Je commençais à sentir l’humidité de la neige à travers mon manteau de drap. Je portais heureusement des jambières. L’employé au comptoir du café a eu la gentillesse de tolérer notre présence sans exiger qu’on achète quoi que ce soit; il nous a même saluées avec un sourire quand nous sommes reparties.

Je ne sais pas combien de temps nous avons mis à parcourir ce qui est un trajet court et facile en temps normal. Nous avons dû faire plusieurs pauses. Des éclairs continuaient d’illuminer le ciel de temps à autre, accompagnés de coups de tonnerre. Nous avons croisé quelques parcs aux airs romantiques sous la neige. La blancheur donnait un tout autre visage à la ville, qui semblait soudain si propre et si paisible. Même les câbles du tramway s’entrecroisant aux intersections revêtaient un charme indéniable avec leur enveloppe floconneuse.

Lorsque nous sommes arrivées à l’hôtel, Michèle a pris quelques photos pour immortaliser notre aventure, puis j’ai filé au comptoir pour m’enregistrer. Je n’avais plus faim. Il était presque minuit. Je ne pensais qu’à sortir de mes vêtements mouillés et à boire une tasse de thé chaud.

Le lendemain, après un déjeuner passable, mais trop cher au restaurant de l’hôtel, j’ai bouclé ma valise. Le taxi adapté s’est fait attendre longtemps, trop longtemps à mon goût; j’ai pensé que j’allais rater mon train, mais le retour s’est finalement déroulé sans anicroche (hormis qu’on m’a servi le même repas infect que la veille). Quand j’ai ouvert la porte de ma maison, le chat Michabou a poussé un miaulement d’approbation. Je partageais son sentiment : les aventures, c’est bien, mais quel bonheur de retrouver le confort du foyer après.

Marie-Josée porte manteau rouge avec un chapeau et un foulard noir. Sous son manteau on peut voir le bas de sa robe. Une bonne couche de neige est visible sur ses vêtements. Marie-Josée lève les bras avec une expression triomphante sur son visage.

Mais qui est donc Christine Dumitriu van Saanen?

Vendredi dernier, avant de prendre la direction de Montréal pour un wikithon consacré aux arts littéraires franco-canadiens, j’ai gonflé les pneus de mon fauteuil roulant et nettoyé les moyeux, où vont s’entortiller mes longs cheveux quand ils tombent. J’ai aussi dû changer les roulements, qui ne roulaient plus très bien. Je m’en suis étonnée : ils avaient moins de deux mois d’usure. Puis je me suis rappelé mon équipée dans la neige à Toronto.

Qu’étais-je allée faire dans la capitale ontarienne en plein hiver? Le Salon du livre de Toronto m’avait invitée à titre d’ancienne lauréate du Prix Christine-Dumitriu-van-Saanen. Vous trouverez ci-dessous la petite allocution que j’ai prononcée pour l’occasion. Quant à mon équipée dans la neige, je vous la raconterai, promis — mais il faudra attendre mon prochain billet.


En 2013, quand j’ai appris que j’étais finaliste pour le Prix Christine-Dumitriu-van-Saanen, je me suis aussitôt demandé : mais qui est donc Christine Dumitriu van Saanen?

Dans la salle ce soir, vous êtes sans doute plusieurs à pouvoir répondre à cette question. Peut-être même avez-vous personnellement côtoyé Mme van Saanen. Moi, j’ignorais qu’elle était la fondatrice du Salon du livre de Toronto. À vrai dire, je ne suis pas certaine que j’avais entendu parler du Salon du livre de Toronto auparavant. 

J’habite Ottawa, où l’on regarde plus naturellement vers le Québec que vers Toronto. Ma famille est au Québec. C’est là que je suis née, que j’ai grandi et que j’ai fait mes études. Dans mon imaginaire, Toronto c’était l’anglophonie profonde. C’était aussi la ville qui avait ravi à Montréal son titre de métropole canadienne et quantité de sièges sociaux.

Deux-mille-treize. Il y a à peine dix ans, mais ça me paraît tellement loin. Je veux dire, entre-temps, on a vécu la fin du monde — d’accord, j’exagère, la fin d’un monde. Avouez qu’entre la pandémie et la montée de l’ultraconservatisme, qui a fait reculer les droits des femmes de plusieurs décennies aux États-Unis, on a l’impression de vivre dans un roman dystopique de Margaret Atwood.

En 2013, je faisais encore figure de nouvelle venue dans le paysage littéraire franco-ontarien. Jusque là, on me connaissait surtout pour mes chroniques dans À bon verre, bonne table et mes critiques occasionnelles dans Liaison. Mon premier roman avait été un flop, mais mon deuxième, Un jour, ils entendront mes silences, retenait l’attention. Finaliste au Prix des lecteurs Radio-Canada, finaliste au Trillium. Et en octobre, un premier prix : le Prix du livre d’Ottawa.

Tous les éditeurs vous le diront. Les prix, c’est important. Un roman primé voit toujours ses ventes augmenter. Et dans un marché aussi petit que le nôtre, un seul prix littéraire représente parfois bien davantage que les droits d’auteur qu’on touchera sur le livre. Ça aide à acheter du temps pour écrire le prochain.

Quand j’ai appris que j’étais finaliste pour le Prix Christine-Dumitriu-van-Saanen, je n’ai pas voulu m’emballer trop vite. J’étais déjà revenue bredouille de Toronto. On ne peut jamais prévoir les décisions des jurys.

Mais cette fois-là, Toronto m’a souri. Je me souviens de la présence d’Yves Turbide, le directeur général de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français : un phare dans une mer de visages pour la plupart inconnus. Je me souviens aussi d’avoir serré la main de Madeleine Meilleur, qui était alors députée de ma circonscription et ministre déléguée aux Affaires francophones — une alliée importante pour notre communauté.

J’étais la première personne en situation de handicap à remporter ce prix — devenu le Prix Alain-Thomas. J’espère que d’autres suivront et le remporteront à leur tour.

Ce prix, et les autres que j’ai remportés pour Un jour, ils entendront mes silences, ils m’ont aidée à me voir comme une autrice professionnelle. Ce qui m’a donné le courage de négocier avec mon employeur une réduction de mes heures de travail pendant trois mois l’année suivante, afin de pouvoir consacrer plus de temps à l’écriture d’un livre paru depuis sous le titre L’Ordre et la Doctrine, premier tome d’une trilogie d’anticipation féministe. À l’instar de Corinne, l’héroïne d’Un jour, ils entendront mes silences, je pourrais dire :

« Je multiplie les envolées. Je fuis vers des mondes étranges en quête d’une baguette magique. Je m’imagine en naufragée de l’espace, incapable de rentrer sur terre. Mais je reviens toujours sur terre […]. »

Et je reviens toujours à Toronto.

En 2013, en rentrant de Toronto après le gala des Prix Trillium, j’avais écrit dans mon journal :

« Que faire maintenant? Écrire. Continuer d’écrire sauvagement, assidûment. »

C’est encore ce qui m’anime. Je crée sur le papier des mondes, des univers étranges ou différents, et je vous y convie — vous, lectrices et lecteurs. Et quand notre rencontre dans le silence de la lecture, par magie, fait jaillir une émotion ou allume quelque chose en vous, ça n’a pas de prix.

Écrire c’est… [38]

Écrire c’est politique.

La littérature est politique. La poésie est politique. Et la traduction aussi.

— Canan Marasligil

Les histoires que je choisis de raconter, la posture que j’adopte dans mes textes, le vocabulaire que j’utilise, les idées que je mets de l’avant, les personnages que je crée, tout cela a une dimension politique.

Quand André Paiement a lancé son provocant «Moé j’viens du Nord, s’tie», il a posé un geste éminemment politique, comme le rappelle ce mois-ci Isabelle Bourgeault-Tassé dans un article qui retrace la carrière trop brève de cet artiste du Nouvel-Ontario — un geste qui s’apparente à celui de Michel Tremblay lorsqu’il a choisi de faire parler les personnages des Belles-Sœurs en joual. Les deux artistes affirmaient une identité francophone distincte dans l’espace nord-américain.

Choisir d’écrire en français dans cet espace est politique — c’est un défi à l’anglonormativité. Mais au moment où Tremblay et Paiement ont présenté au monde leurs créations, je soupçonne que la politique était loin de leur pensée, qu’ils répondaient seulement à une impulsion profonde, un désir d’exister pleinement et de mettre des mots sur leur réalité.

Mon besoin de nommer flirte souvent avec celui de revendiquer. Toutefois, dans mes romans, je cherche d’abord à ouvrir des perspectives nouvelles et à susciter chez l’autre un questionnement en écho aux questions qui m’interpellent moi-même. Je ne suis pas du genre à brandir une pancarte sur la colline parlementaire (je me sens mal dans les foules debout), mais j’utilise volontiers ma parole pour en relayer d’autres et élargir le débat public — parce que la vérité est plurielle. D’ailleurs, pour Jean-Paul Sartre, la parole est action.

L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer.

— Jean-Paul Sartre

Cette action me semble par moment dérisoire, mais j’ai aussi des textes à traduire, un corps à soigner et de la vaisselle à laver.


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Comme la sauce rouge

Bien sûr, j’ai mes raisons d’en vouloir à 2022. J’ai dû aller un peu trop souvent à l’hôpital me faire palper et radiographier, subir des prélèvements, rabâcher mes antécédents médicaux. « Et cette cicatrice-là, c’est quoi? » Pas certaine. Ah oui, celle-là, c’est la cicatrice originelle : celle laissée par vos confrères quand ils ont jeté un coup d’œil en dedans pour aussitôt refermer et annoncer ma mort à mes parents. Ça fait un demi-siècle. Je n’ai de tout ça que des transplants de souvenirs, que j’ai sciemment négligés parce que, vous savez, j’étais bien plus intéressée par ma vie que par ma mort.

(Transplants de souvenirs? Ma ressouvenance des souvenirs de mes parents et tantes, tels qu’ils me les ont racontés ou que je les ai entendus s’échanger par bribes.)

Bref, mes récentes visites à l’hôpital ont failli me faire oublier en bloc les nombreux cadeaux que j’ai reçus en 2022, dont une bourse d’écriture du Conseil des arts du Canada, le bleu de la baie des Chaleurs, une conversation formidable avec ma filleule dans un parc à Montréal, de même que la fierté d’avoir pu contribuer aux travaux du gouvernement du Canada sur l’écriture inclusive.

Mon journal m’a rappelé toutes les façons dont la vie m’a choyée au cours des douze derniers mois. Elle a été généreuse, la vie.

Avant que je devienne végétarienne, avant que je quitte la Rive-Sud et que je goûte la vraie cuisine chinoise, le summum de l’exotisme consistait en un repas de rouleaux impériaux (egg rolls), de riz frit et de boules de poulet à la sauce rouge. Une sauce aigre-douce. J’adorais les plats aigres-doux.

2022 a été une année aigre-douce. Et elle est aussi un peu tachante, comme la sauce rouge, mais je vais quand même m’en lécher les doigts.

Du bon matériau

Mes billets de blogue sont souvent des courtepointes : des assemblages de morceaux disparates, trouvés ici et là — idées, faits, personnes, etc. David Sedaris aime bien construire des histoires de cette façon. Il les appelle ses kitchen sink stories — en français, on dirait peut-être des « fonds d’évier », mais j’aime mieux l’image de la courtepointe.

Ma mère a travaillé pendant des années sur une courtepointe fusion, mêlant couture et crochet. Je crois qu’elle l’a finalement abandonnée. Il y a des billets de blogue que j’abandonne aussi : j’ai un dossier avec des idées à moitié développées et quelques brouillons dans WordPress. Par exemple, je me dis depuis au moins dix ans qu’il faut que je parle de la fascination du Canada anglais pour Terry Fox, une fascination qui n’est peut-être pas étrangère à l’indifférence, voire au dégoût qu’on montre à l’inverse pour les personnes malades ou handicapées qui n’ont pas la force de traverser le Canada à pied — celles qui ne voient plus d’autre choix que de demander une aide pour mourir faute de trouver l’aide ou les traitements qu’il leur faudrait pour vivre*. Oui, un jour, je parlerai de Terry Fox. Si j’ai le temps. Enfin, pas aujourd’hui.

J’ai suivi d’une oreille distraite l’atelier d’écriture de David Sedaris sur la plateforme Masterclass. J’en ai retenu ceci : tristes ou heureuses, les vicissitudes de la vie ne sont qu’un matériau brut pour l’écrivaine. J’y ai d’ailleurs beaucoup repensé pendant que je poireautais à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau

Je m’étais promis d’écrire dès mon retour de la Péninsule acadienne, de raconter la bonté de ses gens et la splendeur de ses paysages. J’ai adoré Shippagan et Caraquet; le bleu de la baie des Chaleurs et les brumes du golfe du Saint-Laurent ont fait grand bien à mon cœur. Hélas! il y avait plus de moelle dramatique dans mon aventure aéroportuaire et, depuis, d’autres vicissitudes sont venues secouer ma vie (dans un hôpital près d’ici, un bistouri me veut du bien).

La première neige est tombée sur Ottawa cette semaine. Les jours raccourcissent. Je ne sais pas trop ce que me réservera l’hiver. Bien sûr, il y aura l’écriture. Toujours. Et, que je ça me plaise ou non, il y aura aussi du matériau neuf pour mon clavier apparemment.

* Pour un portrait très éclairant de la situation au Canada, en anglais, je recommande l’article de Ramona Coelho et coll. publié ce mois-ci dans le World Medical Journal. Pour une perspective plus personnelle, je suggère le reportage du Toronto Star intitulé « Michael’s Choice », publié le 12 novembre 2022.

La distance entre Montréal et Bathurst

De nos jours, les contretemps sont aux aérogares ce que la ponctualité est aux livraisons d’Amazon. Tout le monde le sait. Je n’ai pas sourcillé quand, à Bathurst, Air Canada a annoncé que, à la demande de l’Aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, notre départ serait retardé. Je n’ai pas non plus été surprise quand, à notre atterrissage à Montréal, le pilote a annoncé qu’il nous faudrait attendre qu’une barrière se libère. J’ai rallumé ma liseuse et j’ai repris ma lecture là où je l’avais laissée durant notre approche pour admirer le fleuve et les coloris automnaux : un livre de David Turgeon remontant à quelques années déjà, au titre plus accrocheur que son propos (Le Continent de plastique).

Une heure plus tard environ, l’avion a roulé doucement jusqu’à la barrière 23 et a relâché sa cargaison humaine. Une équipe est venue me chercher après coup. Première embarquée, dernière descendue. C’est la routine. La manœuvre est déplaisante — elle implique mon ficelage à une chaise de transport (illustration ci-dessous) qui, selon mes estimations, doit avoir à peu près la largeur du fauteuil que j’utilisais à cinq ans. Au moins, j’ai perfectionné les explications que je dispense au personnel aéroportuaire.

À l’intérieur, un employé m’a informée que l’unique ascenseur desservant ce secteur de l’aéroport était en panne, mais qu’un taxi viendrait me chercher pour me conduire à une autre barrière. Sur ce, il a disparu. Dix, quinze minutes plus tard? Une employée est arrivée. Nous avons échangé brièvement et elle a pris le téléphone. Était-ce pour commander le taxi ou vérifier s’il était déjà en route? Je ne sais pas. D’autres avions sont arrivés. D’autres personnes à mobilité réduite ont été informées à leur tour que l’ascenseur ne fonctionnait pas et poussées sans ménagement à utiliser l’escalier, malgré leurs protestations. Je me rappelle l’expression de découragement sur le visage d’une dame âgée, manifestement fragile.

Sans doute y avait-il déjà une bonne demi-heure que j’attendais quand une famille m’a rejointe : une maman voyageant seule avec ses deux filles, dont une en fauteuil roulant.

L’attente durait. J’ai fini par approcher de nouveau l’employée pour demander des nouvelles. Je suis restée polie. Après tout, elle n’était pas responsable du problème (il était — vous me pardonnerez ce mot galvaudé — systémique). Mon exaspération a quand même transparu dans mon regard. Elle a dit : « Je sais, vous ne devriez pas avoir à… ».

Le taxi promis a fini par arriver avec une escorte policière. J’ai pris place dans le véhicule. La maman et ses filles, elles, devraient encore attendre Dieu sait combien de temps. « Vous faites ça toute la journée? » ai-je demandé au chauffeur. Il a confirmé. En moi-même j’ai pensé : que d’heures et d’essence gaspillées! Nous avons roulé très lentement; l’énorme véhicule de police nous précédait. Plusieurs fois, nous avons dû nous arrêter le temps que la voie se libère. Quelques mètres plus loin, je suis descendue du taxi. L’agent de police m’a accompagnée à travers des corridors réservés au personnel autorisé, puis il m’a laissée à la barrière 8 en me donnant pour consigne d’attendre qu’on vienne m’aider. Attendre? Encore? Il n’y avait pas un uniforme en vue, alors j’ai filé immédiatement vers la salle des bagages : une heure et demie après les autres passagères et passagers du vol AC8511. 

Le même temps qu’il avait fallu au petit Dash 8 pour parcourir la distance entre Montréal et Bathurst.

Photo : rehabmart.com

Écrire c’est… [37]

Du chaos naissent les étoiles

C’est le titre — très poétique — d’un roman de Marilyse Trécourt; la phrase est parfois attribuée à Charlie Chaplin. Elle apparaît un peu partout et ressemble à s’y méprendre à une citation de Nietzsche : «Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.»

Elle semble faire écho à un verset de la Genèse (1/1-2) : «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre n’était que chaos et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu planait au-dessus de l’eau.»

Du chaos naissent les étoiles. On pourrait aussi écrire : du chaos naissent les mondes.

Écrire c’est organiser le chaos.

Un roman est un monde : un monde d’idées et de mots que l’autrice organise et assemble patiemment à sa table une lettre, un signe à la fois sur des mois, voire des ans.

À l’ère du tout numérique, on me propose une foule d’applications (EverNote, Scrivener et autres) pour m’aider dans cette tâche digne de titans et déesses — chacune d’elles apporte son propre chaos. Moi seule ai le pouvoir d’apporter l’ordre.

Dans ce monde-là, le monde des mots, l’ordre est possible.

Dans l’autre, dans celui qu’on appelle « réel », le chaos persiste : il y a des idiots qui se prennent pour des rois, des îles de plastique, des gens à qui on propose l’euthanasie au lieu d’une aide substantielle, des écrivains à la parole si libre qu’on les gratifie de coups de poignard.

Le chaos.

Chaque jour, pendant quelques instants, je trouve dans le joyeux chaos des mots et des mondes qu’ils échafaudent un refuge contre l’autre — le terrifiant et indomptable chaos des hommes.

Lafortune, les drags et la haine

Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’artiste Claude Lafortune, décédé en 2020. Avec ses sculptures en papier, il racontait des histoires d’un autre temps. J’ai dû voir la plupart des épisodes de son émission L’évangile en papier. Il y avait quelque chose d’ensorcelant dans sa façon d’animer ses créations, qu’il achevait souvent sous nos yeux. Parfois, la voix du narrateur se taisait et laissait place quelques instants au silence, chose inconcevable de nos jours.

M. Lafortune a dit :

« J’ai inventé mon métier. Ça n’existait pas ce métier-là. Je me souviens au début, y en a qui me disaient : t’es ben quétaine avec tes papiers, Lafortune! »

Peut-être s’est-il senti quétaine par moment. Car ce n’est pas facile d’aller à contre-courant.

Il y a longtemps que je voulais vous parler de Claude Lafortune. Il y a des sujets comme ça qui dorment dans mon carnet de notes virtuel et que, pour une raison ou une autre, je tarde à traiter. Un autre sujet dans la liste : les drag-queens.

Rire des femmes

Face à la popularité grandissante du drag, j’ai commencé à éprouver un malaise il y a quelques années et même à voir des parallèles avec l’appropriation culturelle — aujourd’hui décriée. Il s’avère que je ne suis pas seule. Dans son récent livre (Trigger Warning), la professeure Sheila Jeffreys écrit même :

« La pratique du drag consiste à se moquer des femmes de manière souvent très grossière et cruelle. […] Le drag, que les féministes lesbiennes ont toujours considéré comme une forme de haine de la femme, s’empare de l’espace culturel d’une manière sans précédent. » 

Sachant les dommages qu’entraîne l’hypersexualisation des filles, je m’étonne qu’on invite des drag-queens à faire la lecture aux enfants dans les bibliothèques — que, si tôt dans leur développement, on présente à des filles et à des garçons cette image-là de la féminité.

Je suis consciente que mon opinion va à contre-courant de la vision mise de l’avant par bon nombre de gens dans les cercles que je fréquente. L’auteur Samuel Larochelle va jusqu’à accuser d’ignorance ceux et celles « qui annulent des prestations de drags auprès des enfants. »

Suis-je ignorante? Je lis beaucoup sur les questions de genre. J’ai traduit un grand nombre de textes sur les questions de genre. Je reconnais certes que je n’ai pas fini d’apprendre et de réfléchir sur le sujet (ni sur la traduction et l’écriture, qui sont pourtant la base de mon activité professionnelle). Surtout, j’ai à n’en pas douter un vécu très différent de celui de M. Larochelle; et ce vécu m’amène à poser un regard différent sur le phénomène.

Je suis partisane de la nuance, mais la nuance demande du temps et du silence — choses rares en 2022. Il y aurait sûrement là matière à plusieurs thèses doctorales. Sur l’écriture inclusive aussi. Christian Rioux l’attaquait encore il y a quelques jours dans les pages du Devoir, où il signait une chronique consacrée à la haine de la langue et au cas de Sylvie Germain.

Tourner mes gazouillis sept fois

M. Rioux me qualifierait sans doute de « féministe radicale », parce que j’enseigne l’écriture inclusive. Je ne prescris pas (je n’ai pas ce pouvoir!), je conseille et, surtout, j’invite à porter un regard critique sur nos façons habituelles d’écrire. La langue influence plus qu’on ne le croit nos valeurs et notre vision du monde, comme l’a fait ressortir Rupert Ross, qui s’est intéressé aux différences dans la manière dont les Autochtones et les allochtones découpent le réel (j’en ai parlé brièvement en décembre dernier, et si vous lisez l’anglais, je vous conseille chaudement cette lecture). Il dit :

« [traduction] un langage différent peut conduire à une compréhension différente de la vie et de la manière dont il convient de la vivre […] » [1]

Apprendre et intérioriser dès l’enfance la règle « le masculin l’emporte sur le féminin » nous prédispose à privilégier le masculin dans tout, pas seulement dans la grammaire.

J’aime la langue française et, pour moi, l’aimer c’est aussi lui permettre d’évoluer — sans toutefois l’appauvrir. Il y aura toujours des élèves qui auront du mal face à un texte littéraire, mais il ne faut pas pour autant cesser de leur présenter de tels textes. Aidons-les plutôt à les apprivoiser, à développer un intérêt pour la lecture et la langue en général (support de la pensée) en leur proposant du matériel varié tant dans sa provenance, que dans ses thèmes et registres.

J’ai lu Les fous de Bassan au secondaire; une lecture obligatoire, objet d’une dissertation. Sans doute y en a-t-il parmi les élèves de ma classe qui ont maudit Anne Hébert dans les corridors de notre école polyvalente; mais, comme c’était avant l’avènement d’Internet et des médias sociaux, l’intéressée n’en a pas eu vent, et personne n’a fait grand cas de leur « haine de la langue ». Un auteur (Houellebecq, Littell ou un autre) aurait-il été menacé comme l’a été Sylvie Germain? Si les élèves ont osé déverser sur elle leur fiel avec autant de véhémence, serait-ce en partie parce qu’il existe dans notre société une haine des femmes — une haine qui amène à banaliser la violence contre les femmes et qui s’exprime aussi dans le harcèlement vécu par les femmes journalistes en ligne?

Je n’ai pas de réponses définitives et probantes à offrir ici — seulement des questions, et le désir un brin quétaine (ou serait-ce naïf?) de voir plus de bienveillance. Ma mère me disait de tourner ma langue sept fois avant de parler. Si elle vivait aujourd’hui, sans doute me dirait-elle de tourner mes gazouillis sept fois avant de les publier.

  1. Texte original : « […] different languages can lead us to different understandings about what life is and how it should be lived […] ». Rupert Ross, Returning to the Teachings, Penguin Books, 1996, p. 99.

Écrire c’est… [36]

Écrire, c’est tenter de nommer le monde. Écrire, c’est faire oublier la laideur du monde, parfois en la regardant en face. Écrire, c’est parfois même changer un peu le monde.

C’est ce qu’affirmait récemment l’autrice Mélikah Abdelmoumen dans Lettres québécoises.

La beauté côtoie la laideur. Elle refuse de se laisser écraser par elle. Je continue d’écrire pour magnifier la beauté du monde quand il hurle, crache et explose.

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