J’ai revu le film Arrival (L’arrivée) de Denis Villeneuve ce mois-ci, et ce visionnement m’a bouleversée autant que le premier. Le scénario est une adaptation de la nouvelle Story of Your Life, de l’auteur étatsunien Ted Chiang. C’est une histoire importante que celle-là, parce qu’elle a le potentiel de modifier un tant soit peu notre conception de la vie et du temps.  

Nous baignons à longueur de journée dans les histoires. Nous sommes faites d’histoires. Quelles histoires me constituent? Quelles histoires j’autorise à pénétrer ma conscience? Lesquelles est-ce que je me répète encore et encore à propos de moi-même, du monde?

« Raconter son histoire, la re-raconter, la reconstruire dans une version plus complète ou plus supportable, aide à y voir plus clair et à se réapproprier sa vie », selon Michel Legrand[1]. C’est quelque chose que nous faisons sans cesse, spontanément. Notre identité tient dans le récit que nous faisons — à nous-mêmes et aux autres — de notre propre existence : « Je suis née à Montréal l’année où l’être humain a posé le pied sur la lune. J’avais les cheveux roux et les yeux bleus. Sinon des objections de mon grand-père Fortin, je me serais appelée Nancy… »

Maman m’a souvent dit « Mais t’es forte, toi. » Je détestais entendre ces paroles sortir de sa bouche. J’y percevais un refoulement, voire un rejet. Entre mon dixième et mon vingt-deuxième anniversaire, j’ai l’impression qu’elle m’a dit des centaines de fois « Mais, t’es forte, toi. » En réalité, elle a probablement prononcé la petite phrase tout au plus à une douzaine d’occasions. Elle, ma mère, elle pouvait protester, se décourager, fondre en larmes; mais moi, sa fille paraplégique, je n’avais pas le droit de me plaindre, de vaciller, d’empiler les excuses, parce que moi, j’étais forte.

Je ne voulais pas être forte. Je voulais seulement qu’elle passe ses bras autour de moi.

Et puis, un soir, plusieurs décennies après le décès de ma mère, j’ai repensé à la petite phrase et j’y ai finalement entendu une invitation à faire de ma vie une histoire palpitante, une histoire de triomphes. En somme, si maman avait prononcé avec une absolue conviction ces mots, n’était-ce pas pour m’immuniser contre le discours social qui, toute ma vie, tenterait de me camper dans le rôle de victime?

Nous sommes faites d’histoires, disais-je.

Pour que l’humanité change, il faudra changer les histoires que nous nous racontons, y mettre moins de canons et plus de linguistes assez folles pour affronter l’inconnu sans combinaison protectrice, comme Louise Banks dans Arrival.


[1] Laurence Lemoine, « J’ai retrouvé le fil de mon histoire », Psychologies, 16 avril 2009.

Catégorie:
La substantifique moelle
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