Ce soir, Tout le monde en parlait revenait sur l’affaire Latimer — l’histoire sordide d’un fermier saskatchewanais qui, soi-disant pas compassion, a tué sa fille handicapée.

J’ai écrit le poème qui suit en l’honneur de cette enfant, appelée Tracy, exécutée à douze ans. J’en ai publié un extrait sur mon ancien blogue, mais je vous l’offre ce soir dans son intégralité, à la mémoire de Tracy Latimer et des autres enfants compaticiés.


Tracy
gardienne de tous les secrets
nul ne connut jamais les tiens
énigme celée dans une enveloppe de chair
ton sourire aurait pu, qui sait,
inspirer le prochain de Vinci

 *

tu as dédaigné ramper
indigne activité à la portée de tout bébé
tu n’as davantage parlé
le langage des hommes
dans sa grossièreté
n’eut pu dire l’infinitude lumineuse
reflétée dans tes yeux

tu aimais les feux de joie, la musique et le cirque
a-t-on dit sous serment

intime du bistouri
triturée et remodelée sans approcher
— hélas! soupira-t-on
les canons d’efficience et de normalité
à ton rythme tu grandis
libre de l’emprise des mondanités
sur une ferme des Prairies
donnant bon gré mal gré pendant douze années
un sens à la vie de ceux qui te l’avaient donnée
cadeau

*

cadeau donné ne reprend, telle est la règle
ton père le fit pourtant un matin d’octobre
ta mère partie à l’église
n’avais-tu pas commis le pire des crimes,Tracy?
tu étais coupable, oui
tu avais trahi ses attentes
blessé sa fierté de géniteur
faute d’imagination incapable
d’entrevoir une existence
autre qu’à hauteur de la sienne
il geignait dedans
ta vue
jour après jour
tournée dans son intangible plaie
un fer

de ta hanche disloquée ou de sa déception
d’où émanait en vérité la pire douleur
celle qui lui fit rompre le contrat sacré entre père et fille
qui le contraignit
à insérer la clé dans le démarreur
qui fit planer sur les champs dénudés le spectre d’Auschwitz?

la souffrance qu’il lut dans tes yeux
était-elle tienne ou reflet de celle qui le rongeait vivant?
charité bien ordonnée commence par soi-même

par compassion il élabora plusieurs scénarios :
valium, pistolet, incendie
et finalement très compatissant
choisit le monoxyde de carbone
pour ton rendez-vous avec l’oubli

*

à son retour
ta mère découvrit au lit ton cadavre
le deuil commencé à ta première inspiration finit

si à chaque être sa mission
alors la tienne, Tracy
commença ce jour-là

rejetée au contrôle de la qualité
miroir tu devins
haut miroir pour un pays entier
la question sur des millions de lèvres serinée : dis-moi
comment mesurer
la valeur d’une vie ?

*

quinze ans plus tard
cet infanticide que
la gent bipède excusa
majoritairement selon les sondages
pour cause de stress (euphémisme d’eugénique)
ton père, point ne s’en repent
devant la commission de libération
convaincu de sa droiture
il répète sa profession de compassion

en proie à d’étranges contractures mentales

 des éditorialistes transmuent en victime
l’auteur du crime
ajoutant ainsi l’injure à ta sentence
jusqu’au bout pousseront l’inhumanité
heureusement que Sa Majesté
pratique la compassion sans fauche ni camion

*

contre une vie
sept années de captivité

mais le débat se poursuit
porté par ton nom
Tracy

Robert t’a-t-il suicidée
et redonnée la mort que les sarraus-blancs
t’avaient volée? a-t-il secouru ta personne
en danger de torture
et mutilation médicale à perpétuité?

ou Robert a-t-il plutôt dérobé le souffle précieux,
le nectar des mystères existentiels et mortels
que l’on distille au fil des jours, des soirées du hockey,
d’émissions de radio et d’autres banalités

ton sourire me hante, Tracy
il me souvient les jours de grande noirceur
lorsque je contemplais les abîmes
avec l’envie de m’y abîmer
on ne m’y a pas poussée
ainsi le fil ténu de ma vie
ce fil condamné à s’effilocher
et à casser prématurément
tient bon quarante ans plus tard

*

dans les rues d’Ottawa
conditionnellement
va l’assassin
— ou selon certains le sauveur

dans les journaux, les bureaux, les lobbys
il réclame un nouveau procès
qu’une fois pour toutes
les toges statuent sur ta valeur

crever l’abcès
extirper le mal
à coup d’acharnement judiciaire s’il le faut
mettre ta vie en morceaux
car ainsi finissent les miroirs
en sept, cent, mille éclats réfléchissants semés
aux quatre vents dans les yeux
de nos frères et sœurs de la roue
posés sur l’impénitent
pour trouer l’oubli
ressusciter la douleur
que le gaz avait engourdie

alors l’énigme
dans toute sa beauté
pourra se révéler

Catégorie:
La substantifique moelle, Poésie
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Joindre la conversation 3 commentaires

  1. J’ai vu l’émission, surtout parce que je connais Loïse Lavallée. J’ai beaucoup aimé sa phrase: « il l’a tué non parce qu’elle était handicapée, mais parce qu’elle souffrait ».
    J’ai lu ton poème si bien peaufiné.
    Mais je serais bien incapable de juger de l’acte de Robert Latimer.

  2. C’est une attitude très sage, au fond. L’important, c’est d’accepter de se questionner, d’interroger nos peurs et croyances sous-jacentes.

  3. […] je viens de découvrir une autre horreur commise au nom de la compassion. En effet, aux États-Unis, on invoque aussi la compassion pour interrompre la croissance […]

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